Chez Rosalie

Ce restaurant populaire situé dans le centre de Montparnasse, était l’un des préférés de Modigliani car la propriétaire, Rosalie Tobia, italienne comme lui, servait de nombreux plats de leur cuisine nationale et le laissait parfois payer en dessins et peintures.

Rosalie Tobia au comptoir de sa crèmerie-restaurant au 3 rue Campagne-Première

Rosalie Tobia au comptoir de sa crèmerie-restaurant au 3 rue Campagne-Première dans le 14e arrondissement de Paris (crédit : inconnu).

Dans un article du 27 mars 1940 pour Marianne, l’hebdomadaire de l’élite intellectuelle française et étrangère, le peintre Foujita se rappelle qu’à la belle époque de Montparnasse « […] tout le monde était fauché. Souvent les artistes, pour payer leur écot, dessinaient sur le mur des restaurants. C’est ainsi que Chez Rosalie, un jour, Utrillo peignit deux fresques sur le mur. Quelques années après, Rosalie put faire découper le morceau de plâtre et le vendre très cher. »

Rosalie Tobia et son fils, Louis, devant la devanture du restaurant « Chez Rosalie ».

Qui est Rosalie ?

Née le 13 mars 1860 à Redondesco (Italie), Rosalie Tobia, de son vrai nom Teresa Anna Amidani*, arrive dans le quartier Montparnasse à Paris en 1887 et rentre au service de la princesse Ruspoli comme femme de chambre.

Par la suite elle travaille chez Odilon Redon (1840-1916). L’un des amis du peintre demande à Rosalie de poser. Elle décide alors de devenir modèle.
Ensuite elle pose pour William Bouguereau (1825-1905), peintre académique qui a une prédilection pour les nus féminins et dont l’atelier est dans le quartier au 75 rue Notre-Dame-des-Champs. Rosalie est présente dans bon nombre de ses œuvres, tels que Jeunesse ou Les agneaux. Elle devient également modèle pour d’autres peintres comme Carolus-Duran (1837-1917), James Whistler (1834-1903), Emile Bayard (1837-1891) ou Pascal Dagnan-Bouveret (1852-1929).

A près de cinquante ans, Rosalie abandonne la carrière de modèle et décide d’ouvrir un restaurant. En 1912, elle fait l’acquisition, pour 45 francs (environ 125 €), d’un établissement ne payant pas de mine au 3 rue Campagne-Première dans le 14e arrondissement à Montparnasse. Est-ce que l’établissement se nommait déjà « Chez Rosalie » ? Est-ce pour cela que tout le monde s’est mis à l’appeler Rosalie ? Mystère…

(crédit : Albert Harlingue / Roger-Viollet – source : Paris en images)

Elle y installe quatre tables rectangulaires avec plateau en marbre et pieds en fonte et six tabourets par table. Difficile d’imaginer 24 personnes dans un si petit espace que certains décrivent comme un « restaurant lilliputien ». La cuisine est largement italienne et la clientèle du midi est surtout constituée par des ouvriers du bâtiment travaillant dans le quartier.

L’intérieur de la crèmerie-restaurant « Chez Rosalie », le repère des artistes désargentés (crédit : Georges Alliés, 1918 – source : Wikipedia)

Rosalie est très protectrice envers les artistes et leur permet parfois de payer leurs repas avec leurs dessins, pour ensuite les accrocher aux murs de la pièce. Ainsi, les jours de dèche, les artistes et les écrivains, comme Guillaume Apollinaire, André Salmon, Max Jacob, Karl Edvard Diriks, Maurice Utrillo ou Moïse Kisling, se donnent rendez-vous « Chez Rosalie ». Dans ce restaurant, vous aviez un repas pour 2 francs et si vous ne pouviez vous offrir une assiette entière, Rosalie faisait aussi les demi-portions ou un minestrone pour 6 sous. Comme on peut le voir sur la photographie de couverture de cet article, Rosalie avait au menu : saucisson, mortadelle, soupe de pois cassés, ragout de porc, spaghetti, pommes de terre, salade de crudité et vin gris.

Par pure coïncidence, l’ouverture du restaurant a lieu la même année que l’arrivée de Amedeo Modigliani à Montparnasse en provenance de Livourne (Italie) via Montmartre.
Rosalie a une affection presque maternelle pour son compatriote Modigliani qui la paye très souvent avec des dessins ou même déjeune à l’œil. Malheureusement Rosalie n’apprécie pas particulièrement le style de Modi, et appelle ses dessins des « gribouillis ». Ils finissent souvent comme papier toilette ou pour allumer les fours.

Dans un article de la revue Toute la coiffure (juillet 1931), Michelle Deroyer rapporte les propos de Rosalie Tobia : « Pour payer son ardoise, Modigliani avait laissé chez moi des dessins. Quand il est devenu célèbre, je les ai recherchés, mais les souris les avaient grignotés.« 

Tête de femme (Rosalie) par Modigliani vers 1915 (ci-contre)

En 1923, le cabaret Le Jockey ouvre juste à l’angle de la rue Campagne-première et du boulevard Montparnasse à deux pas de l’établissement « Chez Rosalie ».

Courant 1924, Rosalie songe à passer la main. Elle fait détacher et vend les deux peintures d’Utrillo qui sont sur les murs du restaurant. Entre 1925 et 1928, Rosalie confie la gérance de sa crèmerie-restaurant à une américaine, Mrs Butler, et séjourne entre Cagnes-Sur-Mer et Paris, gardant un œil sur le commerce. En 1928, elle reprend la gestion du restaurant, qu’elle cède ensuite définitivement en août 1932. Elle se retire dans le sud et décède le 30 décembre 1932. Elle est enterrée à Cagnes-sur-mer.

Qu’est devenu le restaurant ?

Suite au départ de Rosalie, le couple André Rémond et Angèle Merle, marié depuis février 1927, rachètent le restaurant « Chez rosalie » en 1932. Une photo de Ré Soupault semble avoir été prise dans le restaurant en 1935.

Sur cette photo prise rue Campagne-Première, datant vraissembleblement des années 1950-1960, on peut voir une enseigne Chez Rosalie restaurant (source : Wikimedia commons)

Suite au décès d’André Rémond en mai 1956, le restaurant est racheté par André et Yvette Burger, en septembre 1956. L’activité de restauration se poursuit jusqu’en 1966, date à laquelle le restaurant est revendu et menacé de démolition dans le cadre d’un projet immobilier de grande ampleur qui a été réalisé depuis.

Il est parfois difficile d’imaginer qu’avant un bâtiment à la façade sans charme, se tenait un lieu emblématique de la belle époque de Montparnasse…

Le 3 rue Campagne-Première aujourd’hui (crédit : Les Montparnos, octobre 2020)

Au cinéma

Gilles Burger, fils des derniers propriétaires du restaurant, raconte qu’en 1957, le cinéaste Jean Becker et son équipe sont venus faire des repérages dans le restaurant, pour le tournage d’un film relatant la vie de Modigliani et mentionnant ses relations tumultueuses avec Rosalie Tobia. « Montparnasse 19 » est sorti en avril 1958, puis ressorti quelques années plus tard sous le titre « Les amants de Montparnasse », cependant toutes les scènes se passant « Chez Rosalie » ont été tournées… en studio.



Rosalie de Montparnasse 1912-1932
Patrice Cotensin reproduit dans cet ouvrage une dizaine d'articles et entretiens contemporains de Rosalie Tobia qui constitue le "Dossier Rosalie". Certains ont été traduits de l'anglais ou de l'italien car la renommée de Rosalie a dépassé les frontières. Ils offrent des informations de premières mains sur cette petite mère des artistes du quartier Montparnasse des années folles.
Textes réunis et annotés par Patrice Cotensin, éd. L'Echoppe, 2023

* En cherchant des informations sur Teresa Anna Amidani (Rosalie Tobia), je suis tombée sur son acte de mariage avecGiovanni Tobia (Jean Tobia), le 18 juin 1887. Ils étaient alors domiciliés au 165 rue de Sèvres. Jean exerçait comme modèle pour peintre et Rosalie comme femme de ménage. Sur l’acte de naissance de leur fils, Louis Alceo Tobia, né le 21 juillet 1887, il est indiqué qu’ils résidaient au 8 impasse de l’Astrolabe dans le 15e arrondissement.


Un grand merci à Patrice (Paris 9e arr.) pour ses informations précieuses qui ont permis de corriger et d'enrichir cet article.

Les sources pour cet article : Archives commerciales de la France (14 sept. 1912, p. 1265), « Among Paris Artists » par Phil Sawyer (The Chicago Tribune, 16 août 1920), « Carnet des lettres » (Le Rappel, 20 septembre 1925), « Montparnasse avant 1914 » (Le Quotidien, 6 avril 1926), « Rue Campagne-Première » par J. H. (L’Ami du peuple, 29 octobre 1930), « Chez Rosalie » par Michelle Deroyer (Toute la coiffure, juillet 1931, p. 18), « Rosalie, la bonne hôtesse, quitte Montparnasse » par Michelle Deroyer (L’Intransigeant, 19 juillet 1932), « La vie de bohème » par Warmly Bald (The Chicago Tribune, 16 août 1932), « Rosalie, Bright Bhemian, Dies After Retirement » (The Chicago Tribune, 5 janvier 1933), »Rosalie de Montparnasse » par Michelle Deroyer (La Semaine à Paris, 13 janvier 1933, p. 7-8),la crèmerie-restaurant « Chez Rosalie »et sa propriétaire sont mentionnées dans de nombreux ouvrages comme « Kiki, reine de Montparnasse » de Lou Mollgaard (1988), « La Gourmandise de Guillaume Apollinaire » de Geneviève Dormann (1994), « Montparnasse. L’âge d’or » de Jean-Paul Caracalla (1997), « Dictionary of Artists’ Models » publié par Jill Berk Jiminez (2001), « Histoires secrètes de Paris » de Corrado Augias (2013).

14 réflexions sur « Chez Rosalie »

  1. Re-confinement aidant, je découvre ton blog et cet article Chez Rosalie que j’ai lu en espérant que le restaurant existerait encore. Naïve que je suis. Je vais donc me plonger dans tes autres écrits. C’est tellement bien de creuser un quartier comme ça. Continue, continue… sont les mots que je t’envoie de l’autre quartier anciennement arti et populaire de Paris.

    1. Merci Jacquie pour ton message d’encouragement. Ça me fait chaud au cœur. Montmartre et Montparnasse ont une histoire commune 😉 je suis preneuse de tes remarques et idées d’article 😃

  2. Merci pour cet article passionnant ! Je viens d’écrire un nouveau billet sur mon blog consacré à Kiki de Montparnasse, je me suis fait un plaisir de citer votre article 🙂
    Belle soirée,
    Eva

  3. Nous sommes arrivés d’Algérie, rue Campagne Première en 1965. C’était un quartier pas cher à l’époque! L’appartement était en travaux et nous mangions souvent chez Rosalie avec mes parents. Les photos ressemblent à ce que j’ai connu. C’était bon!!! C’est là que j’ai mangé mes premiers plats « français », daube, île flottante… et bien d’autres. J’en garde un très bon et très doux souvenir.
    Nous avons connu Boris TASLITZKY qui vivait encore dans la cité des artistes. Mes parents ont par la suite acheté un appartement dans le nouvel immeuble……Montparnasse changeait, les artistes étaient partis, il ne restait plus que des souvenirs. Peu à peu les boutiques de la rue ont fermé. Il y en avait beaucoup. Boucher, boulanger, marchand de couleurs (évidemment), coiffeur, droguerie. C’était vivant.
    Merci de m’avoir fait revivre tout ça!!!

  4. Merci pour cet article , j’ai beaucoup apprécié .
    J’ai fini de lire un livre sur Kiki de Montparnasse et votre article complète mes connaissances sur cette période si intéressante !

    1. Merci Nat pour votre message. Au fait quel livre sur Kiki de Montparnasse avez-vous lu ? Le recommandez-vous ?

  5. Angèle Merle (soeur de mon père) et André Rémond sont mes tantes et oncles. Je me souviens très bien de ce petit restaurant où j’adorais y déguster des « fontainebleau » (sorte de formage blanc surmonté de crème fouettée je pense).
    J’adorais quand on allait au Jardin du Luxembourg et y voir guignol parfois.
    Tante Angèle avait une minuscule pièce à côté, à l’étage où l’on accédait par la cour intérieure située à droite du restaurant (on pouvait y dormir).
    Après le décès d’André Rémond en 1956, Tante Angèle a tenu une épicerie 21 rue Bezoul.
    Que de souvenirs…
    Je suis passée il y a quelques années rue Campagne 1re… quelle déception !

  6. Bonjour Nathalie, je vois que dans le chapeau de votre article Rosalie est toujours nommée Rosalia; à corriger. Vous indiquez aussi qu’elle cesse son activité en 29-30; non, c’est à l’été 1932 qu’elle quitte définitivement son restaurant pour se retirer à Cagnes; entre 1925 et 1928, elle avait cédé la gérance à une américaine, Mrs Butler.
    Bien à vous

    Patrice

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