L’Hôtel de Turenne, rue de Vaugirard à l’angle du boulevard Montparnasse (6e arr.) dessiné par Léon Leymonnerye (1803–1879), en 1848 (source : CCØ Paris Musées / Musée Carnavalet – Histoire de Paris).
Au croisement du boulevard Montparnasse et de la rue Vaugirard, j’ai toujours été intriguée par l’ancien hôtel particulier en pierre de taille qui a été surélevé de trois étages et dont la façade est cachée par un bâtiment moins élevé, qui fait l’angle.
On peut entrevoir la façade de l’hôtel particulier lorsqu’on se rend à la hauteur du 25 boulevard du Montparnasse, où l’on trouve un portail en fer forgé et une étroite ruelle privée. Il ne m’en fallait pas plus pour investiguer.
Lorsqu’on consulte la carte interactive de l’histoire du bâti Parisien, on constate que cet hôtel particulier a été construit avant 1800, tandis que le bâtiment qui en cache la façade s’est élevé là entre 1801 et 1850.
J’apprends par la même occasion qu’il s’agit de l’Hôtel de Turenne ou de Scarron référencé dans la base Mérimée. Sur la plateforme ouverte du patrimoine du Ministère de la culture, le bâtiment est également dénommé l’Hôtel du Duc de Vendôme. Difficile de s’y retrouver entre toutes ces appellations.
L’origine de l’hôtel particulier ?
En 1734, Michel-Étienne Turgot (1690-1751), alors à la tête de la municipalité parisienne, en tant que prévôt des marchands, confie à Louis Bretez (16..-1738), membre de l’Académie de Peinture et de Sculpture et professeur de perspective, le soin de lever et de dessiner le plan de Paris et de ses faubourgs.
Par contrat, il lui est demandé une observation de grande précision et une reproduction très fidèle, il dispose même d’un mandat de visite l’autorisant à entrer dans les hôtels, les maisons et les jardins.
De 1734 à 1736, il parcourt donc les rues de Paris, pénètre, muni de son laissez-passer, dans les cours des propriétés privées, dessine, îlot après îlot, façades, jardins et rues.
Grace au travail titanesque de Louis Bretez et de son équipe, on peut voir sur le plan de Turgot que l’hôtel particulier qui nous intéresse existait déjà en 1734. L’entrée se faisait au 132 de la rue de Vaugirard et il avait une sortie par les jardins sur la rue du Cherche-Midi.
En remontant encore un peu le temps, on repère une construction à l’angle de la rue de Vaugirard et du Cours du Midy (l’actuel boulevard du Montparnasse) sur le plan de Roussel de 1730. Je n’ai pas trouvé de plan plus ancien qui représente aussi les constructions de l’époque, mais cela ne veut pas dire qu’il n’en n’existe pas.
Sur le plan de Jouvin de Rochefort représentant Paris en 1672, à l’emplacement de l’hôtel particulier qui nous intéresse, on trouve une belle propriété clôturée au bout du faubourg Saint-Germain qui avait pour périmètre à l’Est, la rue de Vaugirard, au Nord, la rue de Bagneux, (l’actuelle rue Jean Ferrandi) et à l’Ouest, la rue du Chasse Midi (l’actuelle rue du Cherche-Midi). Par ailleurs au Sud, c’étaient des champs, les Cours du Midy (les actuels boulevards des Invalides et du Montparnasse) n’y étant pas encore tracés. Ils ne l’ont été qu’à partir de 1701.
Les différents propriétaires
Le bâtiment a été construit par le duc César de Vendôme (1594-1665)1 pour en faire sa petite-maison, où le maître et ses amis donnèrent leurs soirées galantes et leurs fastueuses orgies.
Vers 1670, il est acheté au nom d’un conseiller au Parlement. Une dame d’allure discrète et mystérieuse, élevant plusieurs enfants, s’y installe avec de nombreux domestiques qu’on dit muets.
La consultation du « Guide pratique à travers le vieux Paris » (1923) du Marquis de Rochegude et Maurice Dumolin (p. 462) permet d’en apprendre davantage sur les propriétaires successifs de cet hôtel particulier au n°25 du boulevard du Montparnasse : « Hôtel d’un sieur Thomé2, intéressé aux fermes générales et mari d’une femme de chambre de Mme de Montespan (1669), où Mme Scarron éleva, très probablement, les enfants du roi et de la marquise (1670-1674). »
Cette courte vidéo résume la vie de Madame de Maintenon, née Françoise d’Aubigné et veuve du poète Paul Scarron (1610-1660).
Dès 1669, Françoise d’Aubigné (1635-1719) est choisie par Madame de Montespan (1640-1707), favorite de Louis XIV, pour être la gouvernante de leurs enfants illégitimes. La veuve Scarron accepte seulement sur ordre formel du roi. De la liaison entre la favorite et le roi naîtront sept enfants adultérins3. La chose étant voulue secrète, on installe donc une sorte de pouponnière, rue de Vaugirard, à l’écart de la Cour et des regards indiscrets, où ils vivront jusqu’à leur légitimation le 20 décembre 1673.
Quand Mme de Montespan ressentait les premières douleurs de l’accouchement, Françoise d’Aubigné, qui n’a pas encore le titre de Mme de Maintenon, allait à Versailles prendre le nouveau-né, qu’elle cachait sous son écharpe, elle-même se cachant sous un masque et prenait un fiacre, pour revenir à Vaugirard et rentrer par la porte de derrière. Chaque enfant avait sa nourrice particulière.
Il semble que le roi Louis XIV y soit venu incognito rendre visite à ses enfants et c’est dans ces conditions que la veuve Scarron gagne la confiance et l’affection royales. Albert l’Eschevin en parle de manière peu élogieuse dans l’édition du 1er juillet 1895 du journal Le Soir : « Cette femelle de Tartufe, intrigante, féline, perverse avec des airs de prude sut prendre le roi à Mme de Montespan, sa protectrice. »
Mais le secret était quelque peu éventé. Le 4 décembre 1673, Madame de Sévigné (1626-1696) écrit à sa fille : « Nous soupâmes encore hier avec Mme Scarron et l’abbé Têtu chez Mme de Coulanges. Nous trouvâmes plaisant de l’aller ramener à minuit au fin fond du faubourg Saint-Germain, quasi auprès de Vaugirard, dans la campagne, dans une grande et belle maison où on n’entre point ; Il y a un grand jardin, de beaux et grands appartements.«
Pour les services rendus auprès des enfants, Françoise d’Aubigné reçoit 300 000 livres du roi de France, ce qui lui permet d’acheter les terres et le château de Maintenon et obtient le droit d’en prendre le nom avec le titre de marquise. Une fois les enfants de Mme de Montespan et de Louis XIV légitimés et de retour à Versailles, la maison est vendue. L’hôtel particulier passe de 1719 à 1727, au Grand-Prieur Philippe de Vendôme (1655-1727), arrière-petit-fils d’Henri IV et de Gabrielle d’Estrées, après son départ de la maison du Temple, puis à Louis de Bréhan, comte de Plélo (1699-1734) de 1727 à 1735.
Au lendemain de son mariage, le comte de Plélo, y passe sa lune de miel avec son épouse Louise-Françoise Phélypeaux de la Vrillière (1707-1737). Le brigand Cartouche (1693-1721) et sa bande envahissent la maison. A la tête de ses domestiques, de Plélo réussit à les mettre en fuite.
Avant de rejoindre sa garnison, il dédie une poésie à sa femme qui débute par « Jours heureux que je passe en cette solitude, Ne précipitez point un trop rapide cours. »
L’hôtel particulier passe ensuite au marquis de Vilaines en 1740, à la famille de la Tour-d’Auvergne, puis est donné à la demoiselle Rey et à son fils naturel Godefroy de Follainville en 1778. Finalement il est saisi comme bien d’émigré et vendu en 1806. Plusieurs décennies plus tard, la maison qui appartient au chimiste Lucas, devient l’atelier du sculpteur Alfred Boucher (1850-1934). Le graveur, peintre et illustrateur Léopold Flameng (1831-1911) y a également demeuré à la fin de sa vie. Vous vous souvenez peut-être qu’il a notamment fait le dessin de la grande salle de La Californie à Montparnasse. Le 25 boulevard du Montparnasse aurait abrité différents artistes au fil des ans, car il semble que ce fût également l’atelier du peintre Paul-Elie Ranson (1861-1909).
Jusqu’à nos jours
Je n’ai pas pu déterminer avec certitude à quelle époque le pavillon est enlisé dans un immeuble de rapport, mais il semble que cela soit survenu à la fin du 19e siècle à en croire l’article du journal Le Soir en date du 1er juillet 1895 : « Chaque jour des coins du vieux Paris disparaissent, on vient de démolir en partie et d’enserrer en de hautes bâtisses monotones et bêtes une vielle maison qui a son histoire. Elle est bien inconnue des Parisiens. Sise au boulevard Montparnasse, presque au coin de la rue Vaugirard, elle est aujourd’hui défigurée par des raccords et des ajoutures, mais du jardin on peut en admirer encore la haute et sobre architecture, le style robuste et fort, l’allure imposante et sévère, ses macarons superbes.«
Sur une carte postale ancienne, on note qu’à l’emplacement de l’actuel magasin « Art et Fenêtres », il y avait la « Rôtisserie de Montparnasse ».
L’entrée au 132 rue de Vaugirard, représentée sur le dessin en tête de cet article, a disparu. Concernant la façade sur jardin il est difficile de se rendre compte de nos jours, il faudra se contenter de la photographie de 1917 (ci-dessous).
C’est d’ailleurs cette façade sur jardin qui a fait l’objet d’une inscription de l’hôtel du boulevard du Montparnasse, dit hôtel de Turenne ou hôtel de Scarron au titre des monuments historiques, par arrêté du 29 mars 1928.
Il est aujourd’hui une demeure privée, que l’on peut entrapercevoir au 25 boulevard du Montparnasse dans le 6e arrondissement de Paris.
1 Fils illégitime d’Henri IV, roi de France, et de Gabrielle d’Estrées, César de Bourbon (1594-1665) est légitimé dès 1595 et pourvu en 1598 du duché de Vendôme par son père.
2 Le premier enfant tenu secret (1669-1672) serait, selon les sources, une fille, Louise Françoise, ou un garçon de prénom inconnu, puis naissent Louis-Auguste de Bourbon, duc du Maine (1670-1736), Louis-César de Bourbon, comte de Vexin, abbé de Saint-Germain-des-Prés (1672-1683), Louise Françoise de Bourbon, Mademoiselle de Nantes (1673-1743), Louise Marie Anne de Bourbon, Mademoiselle de Tours (1674-1681), Françoise Marie de Bourbon, la seconde Mademoiselle de Blois (1677-1749) et Louis-Alexandre de Bourbon, comte de Toulouse (1678-1737).
3 Pierre Thomé de Lesse (1649-171.) est trésorier des écuries du roi en 1683, fermier général de 1687 à sa mort. Il épouse en 1685 Françoise Paradis, fille d’un avocat lyonnais.
Les sources de cet article : « Paris qui s’en va – La maison de Mme de Maintenon » (Le XIXe siècle, 1er mars 1892), « Une maison historique » (Le Soir, 1er juillet 1895), l’article de M. Gréard sur Madame de Maintenon dans le « Dictionnaire de pédagogie » (1884), « Guide pratique à travers le vieux Paris » (1923) du Marquis de Rochegude et Maurice Dumolin (p. 462), « Vieux logis ! vieux souvenirs ! » (Le XIXe siècle, 21 décembre 1901), « La vie de château au temps jadis – Mme de Maintenon chez elle » (Le Figaro, 8 avril 1931), « Mon village… Le boulevard du Montparnasse » (La France au travail, 29 mars 1941), « Chronique historique : Madame de Maintenon » (Journal des débats politiques et littéraires, 28 octobre 1942), la notice de l’Hôtel de Turenne ou de Scarron dans la base Mérimée, l’article sur la Maison aux cornues du site Paris Promeneurs, le Fonds Thomé de France archives, le bulletin de la Société de l’histoire de Paris et de l’Ile-de-France (1925), « Amours royales et impériales » (1966, p. 247-248) de Renée Madinier, le site du Château de Maintenon.
Que d’aventures ! C’est fabuleux de pouvoir apprendre l’histoire des bâtiments de Paris. Cet article m’a littéralement transportées dans d’autres siècles. Merci !
Merci Clarisse d’avoir pris le temps de lire et de laisser un commentaire. 😘
Amoureuse de l histoire de France et surtout de Paris, j ai adoré ce texte…étant passee plusieurs fois devant je me souvient d avoir été intriguée, et maintenant que j en ai l explication je pense y retourner un jour prochain pour le plaisir de la connaissance… Merci
Merci Minnie pour votre commentaire. S’il y a d’autres lieux du quartier Montparnasse qui vous intriguent, dites-le moi, j’adore investiguer à partir de ce qui est disponible sur le Web. 😉
Mon Père avait son cousin germain , rue du Cherche . Midi , ( le Parnasse hôtel ) beaucoup Plus simple qu’est il devenu ? Cela remonte à mon enfance .
Une nostalgique passagère .
Merci pour cette belle page d histoire méconnue en majorité .d.laty
Ravie que ça vous ait intéressé 😊
Bravo et merci pour l’histoire de ce hôtel particulier! Passionnant!
Merci à vous pour votre commentaire. Je suis contente que ça vous ait intéressé. N’hésitez pas à lire les autres articles du blog.
Superbe article, quelle histoire ;-)))
Merci pour le commentaire. Ravie que ça vous ait intéressé 😊
C’est incroyable toutes les infos et illustrations que tu as retrouvées pour raconter l’histoire de ce bâtiment que je vais m’empresser d’aller voir !!!
Merci 😊 c’est vrai que j’adore explorer les différents fonds documentaires disponibles en ligne pour voir ce que je peux trouver. 🙂
Mille fois merci!!
L’hôtel Turenne,
Mon quartier, (celui de mon fils, voisin de l’hôtel…)
Le bal Bullier (mon centre universitaire après avoir été un stade…), où mes parents se sont connus…
Quel bonheur de découvrir la richesse de ce Paris dont chaque coin a une histoire !
Continuez , vous nous ravissez !!!
Merci Dan pour votre commentaire. Ca m’encourage beaucoup ! 😊
SU-PERBE !
Continuez, SVP, à protéger notre Paris, ainsi ..
Il s’en va en lambeaux ……..
TRES cordialement,
Merci pour vos encouragements ☺️
bonjour madame,
je vous remercie pour cette étude historique passionnante; pouvez-vous m’éclairer sur l’histoire du bâtiment parisien et cet autre hotel à Sèvres, dit lui aussi ancien hotel des enfants de Mme de Montespan.
Merci
Bonjour,
Je vous écris depuis le sud de la France, de Castelnaudary plus exactement d’où j’ai entamé des recherches sur les fabriques de poteries et céramiques d’art de la ville et villages alentours. Depuis une des poteries toujours en activité (famille Not) mais originellement créée et gérée par la famille Perrutel, nous avons retrouvé sur des livres de comptes dès le mois de mai 1904 des commandes régulières expédiées depuis le site du Mas Saintes Puelles (site de la Poterie du Médecin, située à côté de l’écluse de la Méditerranée sur le Canal du Midi) à destination d’une dame répondant au nom de Mme G. Farmer au 25, bd Montparnasse à Paris. Peut être Madame Vve G. Farmer.
Les feuillets de ces carnets sont d’une extrême délicatesse et fragilité, l’encre est parfois effacée en partie même si l’ensemble a été bien conservé.
Nous sommes preneur de toute information et autre renseignement concernant cet immeuble et ses différents propriétaires. Je m’attendais à trouver les références d’un magasin et découvre qu’il s’agit d’un Hôtel Particulier… le mystère demeure pour nous.
Merci pour vos retours éventuels.
Bonjour,
Et merci pour votre commentaire. La piste d’un commerce n’est pas à abandonner car au début du 20e siècle il y a bien des locaux commerciaux au 25 boulevard du Montparnasse.
Vous pouvez les voir sur la carte postale publiée dans l’article ci-dessus.
En l’agrandissant vous noterez une devanture « A l’espérance, Poteries et grès flammés ».
Par ailleurs en faisant une rapide recherche sur le site Gallica de la BnF, je suis tombée sur un encart publicitaire pour des céramiques d’art dans la revue « La Bonne chanson » datant d’octobre 1911 (page 6) : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1290653b. Il y est justement question de ce commerce. En espérant que cela vous aide…