Le Rendez-vous des Bretons

Malgré les pénuries, la première édition du Tour de France après la libération est organisée en 1947. Un breton fera la surprise sur la ligne d’arrivée et son parcours sera particulièrement suivi dans un café du 14e arrondissement, « Le Rendez-vous des bretons ».

L’équipe française ouest à la terrasse du café « Chez Guy – Rendez-vous des Bretons », situé à l’angle de l’avenue et de la rue du Maine, près de la gare Montparnasse à Paris (crédit et source : AKG images).

Au lendemain de la seconde guerre mondiale (1939-1945), en pleine reconstruction de la France, les cartes de rationnement sont toujours de mise et les produits de premières nécessités sont encore difficiles à trouver. Pourtant malgré les pénuries, la première édition du Tour de France après la libération est organisée en 1947 par un nouveau journal : L’Equipe. Comme le raconte Philippe Collin sur France inter « Après sept éditions annulées, le Tour est de retour en 1947. » En manque de divertissement, les français vont se passionner pour cette compétition. Au fil des étapes, l’un des QG pour commenter la course et soutenir le cycliste breton qui fait sensation, se trouve à deux pas de la gare Montparnasse.

Emplacement du café Le Rendez-vous des Bretons au 45 avenue du Maine à l’angle de la rue du même nom (14e arr.).

Le 25 juin 1947, au départ de la 34e édition de la grande boucle, sous l’arc de triomphe à Paris, le grand favori est le leader de l’équipe de France. Il s’appelle René Vietto et il revêt d’ailleurs le maillot jaune dès la deuxième étape.

Personne ne se méfie du Trompe-la-mort, l’un des surnoms donné à Jean Robic (1921-1980), le coureur breton malingre et un peu casse-cou. Tout au long de sa carrière sportive, le cycliste sera affublé de nombreux sobriquets affectueux ou désobligeants, comme Biquet, Robiquet(1), Casque d’or, le Nain jaune, mais …

Qui est Jean Robic ?

Jean Robic voit le jour le 10 juin 1921 à Condé-lès-Vouziers dans les Ardennes, puis il grandit à Radenac, un petit village du Morbihan.

Son père Jean Robic (1897-1945) est charpentier et sa mère Rose Le Lay (1899-1983) est originaire de Pleugriffet (56) et vient d’une famille de sabotier. Démobilisé en 1917, le père décide de rester dans les Ardennes pour participer à la reconstruction de la France. C’est là que nait Jean, le quatrième enfant et le premier garçon de la fratrie, après Bernadette (née en 1915) et les jumelles Marthe et Marie (nées en 1919) (3). Quelques années plus tard, la famille retourne en Bretagne, après une transition de quelques mois à Paris. En 1927, le père de Jean ouvre un magasin de cycles à Radenac (56). Père et fils pratiquent le vélo en amateur et concourent parfois dans les mêmes courses. A la fin des années 1930, le fils récolte les premiers résultats sur des courses locales et intègre un club cycliste à Auray. En février 1940, Jean « monte » à Paris, s’installe chez sa tante et travaille chez un marchand de cycles à Boulogne-Billancourt. En juin 1940, à la débâcle, Jean Robic est de retour à Radenac, mais revient rapidement à Paris. En parallèle de son travail, il continue les courses sur route ou en cyclo-cross. En 1943, il a 22 ans et vit sous la menace du service du travail obligatoire (STO). Il déménage vingt-trois fois pour y échapper. Il se déplace constamment en vélo avec sa valise et parcourt 120 km par jour pour aller sur son lieu de travail à Cormeilles-en-Vexin. Rien de tel pour s’entrainer !

Remarqué par Maurice Evrard, Jean Robic intègre l’équipe Génial Lucifer et passe professionnel en 1944. Il se fait une réputation de « Trompe-la-mort » en terminant Paris-Roubaix 1944 avec un traumatisme crânien.
De retour à Paris, il fait un malaise et est hospitalisé à Boucicaut pour une fracture du rocher, un os au niveau de la tempe. Dans « Robic 47 », Christian Laborde, spécialiste du cyclisme, raconte que Raymonde Cornic, la belle-fille du patron du « Rendez-vous des bretons », une brasserie de Montparnasse , vient le voir « avec, à chaque fois, son sourire et des gâteaux« . Pour impressionner Raymonde, Jean Robic remonte sur son vélo et enchaine les compétitions.
Par la suite, on le voit toujours porter un casque, ce qui lui vaudra d’autres surnoms : Tête de bois, Tête de cuir, L’homme au casque, Casque d’or.
A la mort de son père en 1945, suite à un accident forestier, Jean Robic installe sa mère avec lui à Clamart (92).

La promesse

Christian Laborde raconte aussi que le 21 juin 1947, quatre jours avant le départ de la grande boucle, Jean Robic épouse, à la mairie du 14e arrondissement, Raymonde Cornic et lui murmure à l’oreille :

Je t’épouse, je suis pauvre, le Tour de France sera mon cadeau de mariage

Jean Robic, 1947

Raymonde Cornic, née en 1928, est la fille de Mathurine Gicquel (1898-1961) et Charles Cornic (1894-?). Veuve, Mathurine s’est remariée en 1934 avec Guy Fraboulet (1902-1982), qui tient avec elle le bar restaurant « Le Rendez-vous des bretons – Chez Guy », 45 avenue du Maine (14e arr.), tout près de la gare Montparnasse.

Le mariage religieux de Raymonde Cornic et Jean Robic se déroule à l’église Notre-Dame des champs (2). Vous trouverez des photographies du couple à la sortie de l’église par ici. Cette love story suffit à faire du Tour de France 1947 un Tour inoubliable.

Le Tour est de retour

Le 13 juillet 1947, à la 15e étape entre Luchon et Pau, Vietto est toujours en jaune, mais Robic va frapper un grand coup et surclasser le favori. Il remporte, avec près de 11 minutes d’avance, l’étape de 195 km qui compte pourtant quatre cols de montagne.

Parcours du Tour de France 1947 (crédit : Jan Dorrestijn – source : www.touratlas.nl)

Sur RTL, Christian Laborde raconte que ce jour-là « Robic accomplit un exploit fabuleux. La plus grande étape de montagne était l’étape Luchon – Pau. Il attaque dès le départ et franchit les quatre cols Peyresourde, Aspin, Tourmalet, Aubisque, tout seul. Et il gagne l’étape. Ça va fasciner Marcel Cerdan, installé dans la voiture suiveuse, qui dira : celui-là il pédale comme je boxe.« 

L’étape Luchon-Pau du Tour 1947 présente quatre difficultés majeurs : le col de Peyresourde (1569m), le col d’Aspin (1489 m), le col de Tourmalet (2115 m) et le col d’Aubisque (1709 m)
(crédit : L’Équipe / Le Parisien libéré – Source : Le dico du Tour)

Mais n’est-il pas trop tard pour gagner le Tour de France ? Il ne reste qu’une poignée d’étapes pour détrôner le premier au classement général qui a une avance considérable.

Pendant le Tour, Raymonde reçoit des messages de son mari qu’elle partage avec ses proches et leurs nombreux amis du bar restaurant :

Ayez confiance. J’ai le moral !

Jean Robic, juillet 1947

Proche de la gare Montparnasse qui mène à l’Ouest, le Rendez-vous des Bretons – Chez Guy devient le quartier général des admirateurs, tous bretons, du grimpeur. Et chaque jour l’affluence est proportionnelle à la notoriété grandissante du nouveau roi de la montagne. A un journaliste de Ce soir, qui lui demande si ce serait un beau cadeau si son mari gagnait le Tour de France, Raymonde répond : « Oh ! oui, bien sûr ! Mais je n’ose pas trop y croire. Ça risquerait de lui porter malheur. »

A la terrasse du Rendez-vous des bretons, 45 avenue du Maine (14e arr.), Raymonde (debout), Guy Fraboulet, son beau-père, et ses amis suivent les nouvelles du Tour dans la presse (source : Miroir Sprint, 1947)

Le 18 juillet 1947, la caravane du Tour arrive en Bretagne. Le lendemain dans le difficile contre-la-montre de Vannes à Saint-Brieuc, Vietto laisse filer son maillot jaune à l’italien Pierre Brambilla. Quant à Robic, porté par les supporters bretons et Raymonde présente sur le bord de la route, il est désormais troisième au classement général à 2 min 58 du leader.

Sous le maillot blanc de l’équipe de l’Ouest, et sans avoir jamais revêtu le maillot jaune, le breton Jean Robic fait l’exploit et remporte le Tour de l’après-guerre lors de la dernière étape qui mène le peloton de Rouen à Paris.
Jean Robic aura tenu parole et rapporté une dot de 658 000 francs (environ 100 000 €) à sa femme, soit 500 000 F pour le classement général, 158 000 F de prix et primes diverses.

Jean Robic a tenu la promesse faite à sa jeune épouse Raymonde, surnommée affectueusement Choupette, et réussi l’exploit de remporter le 34e Tour de France, celui de l’après-guerre (crédit : anonyme)

Jean Robic participera encore à une dizaine de Tour de France entre 1947 et 1959, dans diverses équipes mais sans jamais égaler son palmarès de 1947. La promesse faite à sa jeune épouse lui aura donné des ailes.

L’un des fameux casques porté par Jean Robic depuis sa fracture du crâne lors du Paris-Roubaix 1944.

Il sera également le premier champion du monde de cyclo-cross, en mars 1950. Les années passent et les équipes de cyclistes continuent de se donner rendez-vous « Chez Guy ».

Dans le cadre du Tour de France 1953, l’équipe française ouest se retrouve au café « Chez Guy – Rendez-vous des Bretons », tenu par Guy Fraboulet, le beau-père de Jean Robic. Le gagnant de l’édition de 1947 est ici appuyé sur son vélo aux côté de Émile Guerinel, Joseph Morvan, Armand Audaire, François Mahe, Léon le Calvez (technicien en chef), Yvon Marrec, Jean Mallejac et Roger Jupin (crédit et source : AKG images).

La reconversion

En 1957, Jean Robic ouvre la brasserie « Chez Robic » au 61 avenue du Maine dans le 14e arrondissement. Le casse-cou devient limonadier, mais le succès n’est pas au rendez-vous. Comme un malheur n’arrive jamais seul, sa femme le quitte et le divorce est prononcé le 2 juillet 1973. Jean Robic vit de petits boulots et de prestations, vendant sa notoriété. L’ancien coureur cycliste Eugène Letendre (1931-2014) qui a investi dans une entreprise de déménagement de bureaux, le fait travailler.

Le dimanche 5 octobre 1980, Robic prend le départ de la course des gentlemen, une course de 35 kilomètres qui réunit des anciennes vedettes de la petite reine. Le beau-père du coureur néerlandais Joop Zoetemelk, et le cycliste Eugène Letendre, qui a trouvé du travail à Jean après son divorce et ses mauvaises affaires dans sa brasserie de Montparnasse, sont à l’initiative de ce rendez-vous amical.
Après la course, le banquet annuel en l’honneur des gloires du Tour du France est organisé à l’auberge Le Gonfalon à Germigny l’Évêque (77). Venu accompagné, Robic retrouve sa bonne amie dans les bras d’un autre champion. La soirée bien arrosée aidant, il entre dans une rage folle et veut repartir sur le champs. Les uns et les autres tentent de l’en dissuader, mais finalement Robic prend le volant, plutôt que de dormir sur place. A 3h30 du matin, il encastre son Audi 100 dans un camion sur la nationale 3, à hauteur de Claye-Souilly et décède sur le coup à 59 ans.
Pour tous les passionnés de cyclisme, il restera toujours le grand vainqueur du Tour de France de la Libération, sans jamais avoir porté le maillot jaune.

Le 45 avenue du Maine à l’angle de la rue du Maine a bien changé depuis les années 1950. A la place du bar restaurant « Le Rendez-vous des bretons – Chez Guy » se trouve une agence de location Hertz.

"Robic 47" par Christian Laborde, éd. du Rocher, 2017
Jean Robic, coureur disgracieux dont on s'est toujours moqué et dont l'équipe de France n'a pas voulu, ne pouvait, aux dires des experts, gagner le Tour. Tous ignoraient la promesse de Robic, la ténacité de Robic, l'endurance de Robic, les talents incroyables de grimpeur de ce vilain petit canard des cycles qui, du haut de son 1m61, a dicté sa loi à tous les héros du Tour sur les routes défoncées d'un pays en ruines.
"Robic 47" est une biographie romancée, enrichie par des photos Collector.
www.christianlaborde.com

(1) L’impasse Robiquet (6e arr.), perpendiculaire au boulevard du Montparnasse, n’a rien à voir avec Jean Robic. Elle porte le nom d’un chimiste et pharmacien Pierre Jean Robiquet (1780-1840).
(2) De cette union nait trois enfants : Jean-Loup en 1948, Alain en 1949 et Marie-Christine en 1952.
(3) Le couple aura encore deux enfants : Pierre (né en 1923) et Janine (née en 1931).

Les sources pour cet article : « Madame Raymonde Robic croit en son mari » (Ce soir, 4 juillet 1947), « Robic gagne en tout 658 000 francs » (France soir, 25 juillet 1947), « Robic et l’équipe Ouest-Nord » (L’Humanité, 28 juin 1949), « Une nouvelle carte du Tour » par Francis Crémieux (L’Humanité, 29 juin 1949), « Un petit bonhomme têtu comme… un breton » par Pierre Portier et Lem (Ce soir, 11 mai 1950), « Robic pourra compter sur toute l’équipe bretonne » (Combat, 12 juillet 1950), Avis de décès (Le Monde, 7 octobre 1980), « La colère noire du Nain jaune » par Jean-Louis Le Touzet (Libération, 5 juillet 2003), « Le destin de Jean Robic, le champion cabossé d’une France cabossée » par Christian Laborde (TV5 Monde, 29 juin 2017), « Un Tour de France 1947 rendu « héroïque » par Jean Robic » (RTL, 25 mai 2017), « Le Tour de France 1947 : le tour de la Libération » par Philippe Collin (France inter, 4 juillet 2020), « Radenac rend hommage à l’enfant du pays, Jean Robic » (Le Télégramme, 28 juin 2021), « Tour de France. Sur les traces de Jean Robic, le héros de l’été 1947 » par Didier Gourin (Ouest-France, 28 juin 2021), Jean Robic, petit Breton et premier champion du monde de cyclo-cross ! (France inter, 27 janvier 2022), le dico du Tour et la page Wikipedia.

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