Chez Rosalie

Ce restaurant populaire situé dans le centre de Montparnasse, était l’un des préférés de Modigliani car la propriétaire, Rosalie Tobia, italienne comme lui, servait de nombreux plats de leur cuisine nationale et le laissait parfois payer en dessins et peintures.

Rosalie Tobia au comptoir de sa crèmerie-restaurant au 3 rue Campagne-Première dans le 14e arrondissement de Paris (crédit : inconnu).

Dans un article du 27 mars 1940 pour Marianne, l’hebdomadaire de l’élite intellectuelle française et étrangère, le peintre Foujita se rappelle qu’à la belle époque de Montparnasse « […] tout le monde était fauché. Souvent les artistes, pour payer leur écot, dessinaient sur le mur des restaurants. C’est ainsi que Chez Rosalie, un jour, Utrillo peignit deux fresques sur le mur. Quelques années après, Rosalie put faire découper le morceau de plâtre et le vendre très cher. »

Rosalie Tobia et son fils, Louis, devant la devanture du restaurant « Chez Rosalie ».

Qui est Rosalie ?

Née le 13 mars 1860 à Redondesco (Italie), Rosalie Tobia, de son vrai nom Teresa Anna Amidani*, arrive dans le quartier Montparnasse à Paris en 1887 et rentre au service de la princesse Ruspoli comme femme de chambre.

Par la suite elle travaille chez Odilon Redon (1840-1916). L’un des amis du peintre demande à Rosalie de poser. Elle décide alors de devenir modèle.
Ensuite elle pose pour William Bouguereau (1825-1905), peintre académique qui a une prédilection pour les nus féminins et dont l’atelier est dans le quartier au 75 rue Notre-Dame-des-Champs. Rosalie est présente dans bon nombre de ses œuvres, tels que Jeunesse ou Les agneaux. Elle devient également modèle pour d’autres peintres comme Carolus-Duran (1837-1917), James Whistler (1834-1903), Emile Bayard (1837-1891) ou Pascal Dagnan-Bouveret (1852-1929).

A près de cinquante ans, Rosalie abandonne la carrière de modèle et décide d’ouvrir un restaurant. En 1912, elle fait l’acquisition, pour 45 francs (environ 125 €), d’un établissement ne payant pas de mine au 3 rue Campagne-Première dans le 14e arrondissement à Montparnasse. Est-ce que l’établissement se nommait déjà « Chez Rosalie » ? Est-ce pour cela que tout le monde s’est mis à l’appeler Rosalie ? Mystère…

(crédit : Albert Harlingue / Roger-Viollet – source : Paris en images)

Elle y installe quatre tables rectangulaires avec plateau en marbre et pieds en fonte et six tabourets par table. Difficile d’imaginer 24 personnes dans un si petit espace que certains décrivent comme un « restaurant lilliputien ». La cuisine est largement italienne et la clientèle du midi est surtout constituée par des ouvriers du bâtiment travaillant dans le quartier.

L’intérieur de la crèmerie-restaurant « Chez Rosalie », le repère des artistes désargentés (crédit : Georges Alliés, 1918 – source : Wikipedia)

Rosalie est très protectrice envers les artistes et leur permet parfois de payer leurs repas avec leurs dessins, pour ensuite les accrocher aux murs de la pièce. Ainsi, les jours de dèche, les artistes et les écrivains, comme Guillaume Apollinaire, André Salmon, Max Jacob, Karl Edvard Diriks, Maurice Utrillo ou Moïse Kisling, se donnent rendez-vous « Chez Rosalie ». Dans ce restaurant, vous aviez un repas pour 2 francs et si vous ne pouviez vous offrir une assiette entière, Rosalie faisait aussi les demi-portions ou un minestrone pour 6 sous. Comme on peut le voir sur la photographie de couverture de cet article, Rosalie avait au menu : saucisson, mortadelle, soupe de pois cassés, ragout de porc, spaghetti, pommes de terre, salade de crudité et vin gris.

Par pure coïncidence, l’ouverture du restaurant a lieu la même année que l’arrivée de Amedeo Modigliani à Montparnasse en provenance de Livourne (Italie) via Montmartre.
Rosalie a une affection presque maternelle pour son compatriote Modigliani qui la paye très souvent avec des dessins ou même déjeune à l’œil. Malheureusement Rosalie n’apprécie pas particulièrement le style de Modi, et appelle ses dessins des « gribouillis ». Ils finissent souvent comme papier toilette ou pour allumer les fours.

Dans un article de la revue Toute la coiffure (juillet 1931), Michelle Deroyer rapporte les propos de Rosalie Tobia : « Pour payer son ardoise, Modigliani avait laissé chez moi des dessins. Quand il est devenu célèbre, je les ai recherchés, mais les souris les avaient grignotés.« 

Tête de femme (Rosalie) par Modigliani vers 1915 (ci-contre)

En 1923, le cabaret Le Jockey ouvre juste à l’angle de la rue Campagne-première et du boulevard Montparnasse à deux pas de l’établissement « Chez Rosalie ».

Courant 1924, Rosalie songe à passer la main. Elle fait détacher et vend les deux peintures d’Utrillo qui sont sur les murs du restaurant. Entre 1925 et 1928, Rosalie confie la gérance de sa crèmerie-restaurant à une américaine, Mrs Butler, et séjourne entre Cagnes-Sur-Mer et Paris, gardant un œil sur le commerce. En 1928, elle reprend la gestion du restaurant, qu’elle cède ensuite définitivement en août 1932. Elle se retire dans le sud et décède le 30 décembre 1932. Elle est enterrée à Cagnes-sur-mer.

Qu’est devenu le restaurant ?

Suite au départ de Rosalie, le couple André Rémond et Angèle Merle, marié depuis février 1927, rachètent le restaurant « Chez rosalie » en 1932. Une photo de Ré Soupault semble avoir été prise dans le restaurant en 1935.

Sur cette photo prise rue Campagne-Première, datant vraissembleblement des années 1950-1960, on peut voir une enseigne Chez Rosalie restaurant (source : Wikimedia commons)

Suite au décès d’André Rémond en mai 1956, le restaurant est racheté par André et Yvette Burger, en septembre 1956. L’activité de restauration se poursuit jusqu’en 1966, date à laquelle le restaurant est revendu et menacé de démolition dans le cadre d’un projet immobilier de grande ampleur qui a été réalisé depuis.

Il est parfois difficile d’imaginer qu’avant un bâtiment à la façade sans charme, se tenait un lieu emblématique de la belle époque de Montparnasse…

Le 3 rue Campagne-Première aujourd’hui (crédit : Les Montparnos, octobre 2020)

Au cinéma

Gilles Burger, fils des derniers propriétaires du restaurant, raconte qu’en 1957, le cinéaste Jean Becker et son équipe sont venus faire des repérages dans le restaurant, pour le tournage d’un film relatant la vie de Modigliani et mentionnant ses relations tumultueuses avec Rosalie Tobia. « Montparnasse 19 » est sorti en avril 1958, puis ressorti quelques années plus tard sous le titre « Les amants de Montparnasse », cependant toutes les scènes se passant « Chez Rosalie » ont été tournées… en studio.



Rosalie de Montparnasse 1912-1932
Patrice Cotensin reproduit dans cet ouvrage une dizaine d'articles et entretiens contemporains de Rosalie Tobia qui constitue le "Dossier Rosalie". Certains ont été traduits de l'anglais ou de l'italien car la renommée de Rosalie a dépassé les frontières. Ils offrent des informations de premières mains sur cette petite mère des artistes du quartier Montparnasse des années folles.
Textes réunis et annotés par Patrice Cotensin, éd. L'Echoppe, 2023

* En cherchant des informations sur Teresa Anna Amidani (Rosalie Tobia), je suis tombée sur son acte de mariage avecGiovanni Tobia (Jean Tobia), le 18 juin 1887. Ils étaient alors domiciliés au 165 rue de Sèvres. Jean exerçait comme modèle pour peintre et Rosalie comme femme de ménage. Sur l’acte de naissance de leur fils, Louis Alceo Tobia, né le 21 juillet 1887, il est indiqué qu’ils résidaient au 8 impasse de l’Astrolabe dans le 15e arrondissement.


Un grand merci à Patrice (Paris 9e arr.) pour ses informations précieuses qui ont permis de corriger et d'enrichir cet article.

Les sources pour cet article : Archives commerciales de la France (14 sept. 1912, p. 1265), « Among Paris Artists » par Phil Sawyer (The Chicago Tribune, 16 août 1920), « Carnet des lettres » (Le Rappel, 20 septembre 1925), « Montparnasse avant 1914 » (Le Quotidien, 6 avril 1926), « Rue Campagne-Première » par J. H. (L’Ami du peuple, 29 octobre 1930), « Chez Rosalie » par Michelle Deroyer (Toute la coiffure, juillet 1931, p. 18), « Rosalie, la bonne hôtesse, quitte Montparnasse » par Michelle Deroyer (L’Intransigeant, 19 juillet 1932), « La vie de bohème » par Warmly Bald (The Chicago Tribune, 16 août 1932), « Rosalie, Bright Bhemian, Dies After Retirement » (The Chicago Tribune, 5 janvier 1933), »Rosalie de Montparnasse » par Michelle Deroyer (La Semaine à Paris, 13 janvier 1933, p. 7-8),la crèmerie-restaurant « Chez Rosalie »et sa propriétaire sont mentionnées dans de nombreux ouvrages comme « Kiki, reine de Montparnasse » de Lou Mollgaard (1988), « La Gourmandise de Guillaume Apollinaire » de Geneviève Dormann (1994), « Montparnasse. L’âge d’or » de Jean-Paul Caracalla (1997), « Dictionary of Artists’ Models » publié par Jill Berk Jiminez (2001), « Histoires secrètes de Paris » de Corrado Augias (2013).

Le déraillement du Granville-Paris, le 22 octobre 1895

Ce jour-là, le train en provenance de Granville et à destination de Paris, n’est pas parvenu à s’arrêter et la locomotive a traversé la façade de la gare Montparnasse pour finir sa course sur la place de Rennes…

La photo de couverture de cet article provient du site Paris en images (crédit : Henri Roger / Roger-Viollet).

Le 22 octobre 1895, le train no 56, parti de Granville à 8h45, doit normalement arriver à 15h55 sur la voie 6 de la gare Montparnasse (alors appelée gare de l’Ouest), à Paris. Le convoi, tracté par une locomotive à vapeur opérée par un mécanicien et un chauffeur, est constitué de trois fourgons à bagages, d’un wagon postal et de dix voitures de voyageurs, dont une voiture-salon. En effet, en gare de Briouze (Orne), le convoi fait un arrêt imprévu, pour qu’on lui attèle un wagon-spécial qui ramenait à Paris Albert Christophle, député de l’Orne, et accessoirement gouverneur du Crédit foncier de France. La manœuvre engendre plusieurs minutes de retard.

Lors de son passage à Versailles-Chantiers, le train accuse un retard de sept minutes sur son horaire. Il en regagne deux lorsqu’il aborde l’avant-gare de Paris-Montparnasse, mais malgré des tentatives, ne parvient pas à s’arrêter à temps. Suscitant l’affolement général en pénétrant sous le hall à une vitesse d’environ 40 km/h, il pulvérise le butoir, puis transperce le béton du terre-plein situé au bout des voies et le mur de la façade surmonté d’une cloison vitrée et traverse la courte terrasse surplombant la place de Rennes et défonce son balcon. Emportée par son élan, la locomotive bascule dans le vide et son extrémité avant s’enfonce dans le sol à l’emplacement d’une station de tramway, détruisant un kiosque-abri. Il est exactement 16h, comme en témoignaient les pendules électriques de la gare, toutes arrêtées lors de l’accident.

Le bilan

Malgré la violence de l’accident, il ne provoque qu’un seul décès, celui d’une marchande de journaux installée à la station de tramway, Marie-Augustine Aiguillard, 39 ans, mère de deux enfants de 5 et 9 ans, écrasée à la fois par une pierre tombée de la façade et par le cendrier de la locomotive qui récupère les cendres et les scories du foyer. Son mari déclare : « Elle est morte, tuée sur le coup. Elle tricotait, assise sur les marches de la buvette. »

Heureusement l’abri était vide de voyageurs au moment de l’accident et le tramway bondé de la ligne de Montparnasse à Étoile qui y stationnait en attente du départ était éloigné du point de chute par ses chevaux, affolés par le fracas provoqué par l’évènement. Madame Pelletier, tenancière d’un kiosque à journaux accolé à la façade juste dans le prolongement de la voie 6, s’est enfuit à temps en voyant le convoi foncer sur elle. Le mécanicien Guillaume Pellerin et le chauffeur Victor Garnier, ont été projetés hors de leur machine lors du choc avec le butoir, le premier à droite dans l’entrevoie, le second à gauche sur le quai, ont subit de légères blessures.

Coupures de presse de l’époque. Retrouvez les articles sur le blog de Gallica.

Les voitures du train, dont la décélération brutale aurait pu provoquer un télescopage, sont restées sur les rails, retenues à la fois par l’effet du frein à air dont la canalisation s’était rompue et par celui du frein à main du fourgon de queue. Leurs passagers ont été victime de quelques contusions sans gravité.

L’enquête

Interrogés immédiatement après l’accident, le mécanicien et le chauffeur invoquèrent une panne du frein à air type Westinghouse, qui avait normalement fonctionné lors du ralentissement sur les aiguillages de la gare d’Ouest-Ceinture, puis au passage à niveau de la rue de la Procession, mais s’était révélé défaillant à celui de la rue du Château, quelques centaines de mètres avant l’arrivée. Ils avaient bien tenté de réduire leur vitesse, qui était alors de 65 km/h en renversant la vapeur et en sablant, tout en sifflant pour demander aux conducteurs d’actionner le freinage d’urgence, mais ces manœuvres s’étaient avérées insuffisantes pour arrêter le convoi à temps.

A la postérité

Cet accident ferroviaire est l’un des plus connus, même à l’international. On en retrouve la mention dans le film de Martin Scorsese Hugo Cabret (2011) et dans la scène d’introduction du film Edmond (2019) d’Alexis Michalik. On peut également en voir une réinterprétation par le graffeur Brusk sur le site des travaux du centre commercial Gaité-Montparnasse à deux pas de la gare.

En 2018, sur une proposition d’Olivier Landes, fondateur d’Art en Ville, le graffeur Brusk a réalisé une fresque éphémère réinterprétant l’accident ferroviaire de 1895 (crédit : Les Montparnos, octobre 2020).

Les sources pour cet article : « L’accident de la gare Montparnasse » (Le Temps, 24 octobre 1895), le blog de Galllica, le site RetroNews et la page Wikipedia.

Notre-Dame-du-Travail

Cette église, plutôt sobre à l’extérieur mais surprenante à l’intérieur, a été bâtie pour les très nombreux ouvriers logeant dans le 14ème arrondissement et qui avaient la charge de monter les expositions universelles de Paris du début du XXe siècle. Un lieu qui vaut le détour pour son architecture.

Deux édifices ont précédé l’église Notre-Dame-du-Travail dans le quartier Plaisance du 14ème arrondissement de Paris. En 1840, la construction de la gare de l’Ouest (future gare Montparnasse) développe les alentours et multiplie la population. La petite chapelle qui s’y trouve est insuffisante pour accueillir les fidèles. Vers 1845, une chapelle de secours est édifiée en bois. Elle sera agrandie en 1865. Mais la population continue de s’accroître.

Depuis que les expositions universelles se tenaient au Champ de Mars, les centaines d’ouvriers chargés d’œuvrer à ces manifestations logeaient dans le 14ème arrondissement. Notre-Dame de Plaisance (photo ci-contre) est devenue trop petite.

Un nouveau vicaire, le dynamique père Soulange-Bodin, est nommé en 1884. Celui-ci a la fibre sociale. Il lance une souscription nationale pour bâtir une nouvelle église. Selon ses vœux, elle devra dégager une atmosphère familière aux ouvriers.

Érigée sur un nouveau terrain, elle est construite, à partir de 1897, par Jules-Godefroy Astruc (1866 – 1955) et est inaugurée en avril 1902.

Aux façades extérieures en meulières, moellons et pierres de taille, de style roman, l’architecte a opposé un intérieur aux voûtes formées d’arceaux métalliques, portées par de fines colonnettes en fer, qui donnent à l’édifice une clarté et une légèreté exceptionnelles. Les fermes de fer proviendraient du Palais de l’industrie construit pour l’exposition universelle de 1855 et démoli en 1899 pour faire place aux Grand et Petit Palais. De même, les moellons des façades latérales proviendraient du Pavillon des tissus de l’exposition universelle de 1900. Un moellon est une pierre à bâtir en général de calcaire, plus ou moins tendre et légère.

L’autel de l’église Notre-Dame-du-Travail.
Tous les vitraux, tableaux et sculptures présents au sein de cette étonnante église rendent hommage aux travailleurs et à la condition ouvrière (crédit : Les Montparnos, août 2020).

La cloche

La cloche est une prise de guerre de Sébastopol (1854), pendant la guerre de Crimée, offerte par Napoléon III aux habitants de l’ancienne commune de Plaisance et placée dès 1861 dans l’ancienne église. La cloche fut baptisée le 14 juin 1860 et l’impératrice Eugénie et le prince impérial en étaient la marraine et le parrain.

L’orgue

Dès la fin de la première guerre mondiale, la tribune de Notre-Dame du Travail est dotée d’un orgue, construit par la maison Mutin Cavaillé-Coll. En dépit de transformations effectuées à partir des années soixantes, il était à bout de souffle en 1985. Une expertise montra que le coût d’une remise en état dépasserait la valeur de l’instrument.
Compte tenu de la rénovation du quartier, de la restauration de l’intérieur de l’église, de l’acoustique exceptionnelle de cet édifice révélée par des concerts réguliers, la Ville de Paris a décidé la construction de l’orgue actuel en 1987. Construit par le facteur d’orgue lorrain Théodore Haerpfer (1946-1999), il est mis en service le 24 décembre 1990.

L’orgue installé en tribune de Notre-Dame-du-Travail a été construit par Théodore Haerpfer et mis en service le 24 décembre 1990. (crédit : Les Montparnos, août 2020)

Le classement en monument historique

Le 15 juillet 1976, deux arrêtés protègent l’église au titre des monuments historiques : un classement pour l’intérieur de l’église et une inscription pour les façades et toitures. Ceux-ci sont abrogés par l’arrêté portant classement de la totalité de l’église le 5 juillet 2016.

Notre-Dame-du-Travail photographiée depuis le square du cardinal Wyszynski (crédit : Les Montparnos, août 2020)

Église Notre-Dame-du-Travail – 59 rue Vercingétorix, 75014 Paris – Site – M° Pernety (ligne 13)

Le cinéma Bretagne

Sur la place du 18 juin 1940, à Paris, impossible de manquer les néons bleu électrique du cinéma Bretagne, la plus grande salle de Montparnasse et la dernière du circuit Rytmann. Mais connaissez-vous son histoire ?

Alors que la restructuration du quartier de la gare Montparnasse était en projet, Le Bretagne, inauguré le 27 septembre 1961, est le troisième cinéma fondé par Joseph Rytmann (1903-1983), après le Mistral et le Miramar. Situé à l’emplacement de l’ancienne Taverne des Brasseries Dumesnil Frères, il prend le nom de la région desservie par la gare de l’Ouest, juste en face. 

Rytmann fait son cinéma

A l’origine Joseph Rytmann n’a rien à voir avec le monde du cinéma. Il est né le 26 janvier 1903 à Borissov, une commune située à l’époque dans la Russie tsariste (actuellement en Biélorussie). Les Rytmann sont juifs. Persécutés, les parents, Benjamin Rytmann (1872-1927) et Rebecca Mlatkine (1879-1928), et leurs deux enfants, Anna (1900-1967) et Joseph quittent leur pays pour rejoindre Paris. En France, la famille s’agrandit avec Moïse* (1908-2002) et Hélène** (1910-1980). Pendant la première guerre mondiale, les parents ouvrent une épicerie rue Eugène Sue dans le 18e arrondissement. Les quatre enfants Rytmann perdent leur père Benjamin en 1927, décédé d’un cancer, et leur mère l’année suivante.

En 1925, avec Max Nadler, son futur beau-frère, Joseph fait l’acquisition, d’un fonds de commerce au 41 rue de la Gaîté, dans le 14e arrondissement.

Le 29 décembre 1925 à la mairie du 2e arrondissement, Joseph épouse Madeleine Anna Nadler (1906-1948), dont la famille travaille comme tailleur dans le quartier du Sentier. Leur mariage est annoncé dans la revue « L’Univers israélite« . Trois ans plus tard, en novembre 1928, Madeleine donne naissance à une petite fille prénommée Benjamine.

Pris par le goût des affaires mais attiré par un tout autre domaine que la confection ou les meubles, Joseph Rytmann rachète, le 30 mars 1933, le Théâtre de Montrouge situé au 70 avenue d’Orléans (actuelle avenue du Général Leclerc) dans le quartier d’Alésia (14e arr.) et en fait un cinéma.

Il gère aussi un temps le Maine-Pathé (anciennement Maine-Palace) situé au 95 avenue du Maine, puis en 1938, le bail de la Maison Lavenue, rue du Départ, est à céder. Le quartier de la gare Montparnasse lui parait propice aux affaires et dans une partie de l’ancien restaurant, il ouvre un nouveau cinéma, le Miramar.

Sous l’occupation de Paris

Pendant la seconde guerre mondiale, avec l’occupation allemande de Paris à partir de juin 1940, et les lois du gouvernement de Vichy, Joseph Rytmann est contraint de céder à un administrateur provisoire, M. Boisseau, le Miramar en 1941 et le Théâtre de Montrouge en 1943.

Pour éviter la spoliation, Joseph Rytmann vend fictivement le Théâtre de Montrouge à une connaissance de la famille (M. Bobet).

L’empire Rytmann s’étend

Après la guerre, de retour à Paris, Joseph Rytmann récupère non sans mal le Théâtre de Montrouge et le Miramar. Les cinémas connaissent un immense succès. Benjamine Rytmann-Radwanski, sa fille, raconte au micro de France Inter, que « c’était la folie ». Les spectateurs étaient prêts à s’asseoir par terre devant l’écran pour assister aux projections.
Ce n’est qu’à la faveur de gros travaux en 1951 que le Théâtre de Montrouge prend le nom de Mistral.

Joseph Rytmann lors de la première au cinéma Bretagne le 30 octobre 1964, du film « Les Cheyennes » réalisé par John Ford (crédit : collection Rytmann – source : « Rytmann, l’aventure d’un exploitant de cinémas à Montparnasse« , éd. L’Harmattan, 2021)

Dans les années 1960-70, le quartier du Montparnasse est en pleine transformation. Le circuit Rytmann s’étend en 1961 avec le Bretagne, sur le boulevard Montparnasse, le Bienvenüe-Montparnasse, rue de l’Arrivée en 1972 et Les Montparnos, rue d’Odessa en 1981.

Dans cet extrait de « Démons et merveilles du cinéma » , une archive de l’INA datant de mai 1964, il est question des nombreux cinémas de quartier qui ont fermé, alors que des salles dites d’exclusivité ouvrent leurs portes. On peut d’ailleurs constater que le Bretagne était idéalement situé en face de l’ancienne gare.

Avec ses 850 places réparties entre un orchestre et une corbeille légèrement surélevée, la grande salle du Bretagne est la 3éme plus grande salle de Paris après le Grand Rex et l’UGC Normandie.
Une seconde salle de 200 places a été créée en 1973, à l’emplacement d’une ancienne salle de billard de la brasserie originelle.

Au décès de son père Joseph, le 12 décembre 1983, Benjamine Rytmann-Radwanski reprend le flambeau. Contrairement à la grande majorité des cinémas parisiens et afin de se démarquer de la concurrence, le Bretagne programme les versions françaises des films étrangers à l’affiche.
Jean Hernandez (1944-2017), programmateur du Bretagne, raconte en 2013 sur France Inter que pour avoir une séance de plus que la concurrence, Benjamine Radwanski demandait que les films longs, comme « Cyrano de Bergerac » (1990), soient diffusés en 25 images / seconde au lieu de 24 (ce qui ne fait gagner que 5 minutes par séance pour un film de 2h15 !). Le réalisateur, Jean-Paul Rappeneau, s’en serait aperçu et aurait menacé de faire retirer son film.

La fin d’une époque

Évidemment le cinéma est passé aux projections numériques mais contrairement aux salles Gaumont ou UGC du quartier, le décor du hall d’accueil du Bretagne est d’origine, avec ses murs en marbre, ses dorures et ses vitrines d’affichage.

Jusqu’aux années 2000, Benjamine Rytmann-Radwanski, l’héritière du circuit Rytmann, dirige encore l’ensemble des cinémas du réseau de son père décédé en 1983.

Benjamine Rytmann-Radwanski (1928-2023), la reine de Montparnasse (crédit : Radio France – source : On aura tout vu | France inter)

Mais le 1er janvier 2010, quatre des cinq cinémas passent sous le giron d’Europalaces, qui regroupe Gaumont et Pathé. Depuis, le Miramar et les Montparnos sont passés sous la bannière de Gaumont, le Bienvenüe-Montparnasse a fermé en 2012 pour être converti en théâtre (le Grand Point Virgule) et le Mistral a fermé en 2016 et a été détruit, si bien qu’aujourd’hui, le Bretagne est l’unique vestige du circuit indépendant Rytmann.
En cette période difficile de crise sanitaire du coronavirus, le cinéma semble avoir fait le choix de programmer des grands classiques comme « Casablanca » (1942), « Blanche neige et les 7 nains » (1937) ou « Le trésor de la Sierra Madre » (1948), sans doute pour se démarquer une fois de plus de la concurrence du quartier.

En savoir plus



Cette histoire vous a intéressés ? Procurez-vous le livre "Rytmann, l'aventure d'un exploitant de cinémas à Montparnasse" (éd. L'Harmattan, 2021, 30€) écrit par Axel Huyghe du site salles-cinema.com, mis en images par Arnaud Chapuy, photographe et préfacé par Claude Lelouch - directeur de collection : Claude Forest, professeur émérite en économie du cinéma à l’université Sorbonne Nouvelle.
Plus d'infos

NB : Suite à la lecture de l’ouvrage « Rytmann, l’aventure d’un exploitant de cinéma à Montparnasse », cet article a été mis à jour le 26 février 2021.

*En 1949, Moïse Rytmann fait des démarches pour changer son nom de famille en Rimond (Journal officiel du 11 nov. 1949).
**En 1980, l’assassinat de la sociologue, Hélène Rytmann, par son mari le philosophe Louis Althusser a défrayé la chronique.


Le Bretagne, cinéma classé Art et Essai – 73 boulevard du Montparnasse, 75006 Paris – site

Pour en savoir plus, consultez le podcast de l’émission « On aura tout vu » sur France inter (11 mai 2013, 46 min), le documentaire « Marchands d’images » réalisé par Jean-Claude Bergeret et produit par l’ORTF (1964, 25 min) ainsi que les sites Salles-cinema.com, Ciné-Façades.
Pour les passionnés de généalogie, retrouvez l’arbre de la famille de Joseph Rytmann réalisé à partir des actes d’état civil accessibles en ligne publiquement.

L’atelier d’Antoine Bourdelle

Il reste encore de nombreux ateliers d’artistes dans le quartier Montparnasse, mais peu sont restés dans leur jus et surtout accessibles au public. C’est pourtant le cas de celui d’Antoine Bourdelle dans le 15ème arrondissement. Voici quelques informations pour préparer votre visite…

Emile-Antoine Bourdelle est né à Montauban (82) le 30 octobre 1861. Très jeune il devient l’assistant de son père menuisier-ébéniste et montre des dispositions pour travailler la matière et le bois. Il prend des cours de dessin à l’école municipale et à quinze ans obtient une bourse pour étudier aux Beaux-Arts de Toulouse.

En 1884, âgé de 23 ans, Bourdelle monte à Paris pour étudier dans l’atelier des Beaux-Arts dirigé par le sculpteur Alexandre Falguière (1831 – 1900).

Ayant besoin d’espace pour son travail, en 1885, il s’installe au 16 impasse du Maine (l’actuelle rue Antoine Bourdelle), alors situé au milieu des champs de blé et des vignes.

Antoine Bourdelle (1861-1929) couronné de laurier, dans son atelier de l’impasse du Maine (crédit : Musée Bourdelle / Roger-Viollet – source : Paris en images)

Cette impasse regroupe plusieurs ateliers, notamment celui du sculpteur Jules Dalou (1838 – 1902). Bourdelle partage avec le peintre, Eugène Carrière (1849 – 1906), les ateliers en bois donnant sur le jardin intérieur.

L’appartement et le portail ouvert d’Antoine Bourdelle (1861-1929), au 16 impasse du Maine, dans le 15ème arr. de Paris (crédit : Musée Bourdelle / Roger-Viollet – source : Paris en images)

En 1886, Bourdelle claque la porte de l’atelier des Beaux-Arts.

« Je quitte l’école, j’en ai assez, je ne comprends rien à tout ce système de prix, de concours. Il faut qu’à 30 ans j’aie donné ma mesure, et mon travail à moi c’est la rue, c’est la vie. »

Antoine Bourdelle

En 1893, il est engagé comme praticien par Auguste Rodin (1840 – 1917) afin de travailler sur Les Bourgeois de Calais, inaugurée en 1895, et la statue de Balzac, réalisée entre 1891 et 1897. En sculpture, un praticien est l’ouvrier qui met au point une statue, d’après le modèle de l’artiste.

La sculpture la plus connue de Bourdelle

Pour la création de Héraklès archer, commandée par le financier et mécène Gabriel Thomas (1854-1932) pour sa maison de Meudon Bellevue, Antoine Bourdelle demande à son ami le commandant André Doyen-Parigot (1864-1916) de poser pour lui. Ce militaire était un sportif accompli. Le déploiement du corps et la tension des muscles exigés par le tir à l’arc mettent en valeur la musculature du modèle accomplissant deux efforts contraires, celui du bras tendant un arc et celui du pied prenant appui sur un rocher. Bourdelle a modifié la tête de son modèle, celui-ci ayant demandé qu’il soit impossible de le reconnaître.

Antoine Bourdelle (1861-1929) et son modèle posant pour l’Héraklès archer (crédit : Musée Bourdelle / Roger-Viollet – source : Paris en images)

Bourdelle enseignant

En 1909, son Héraclès archer lui permet d’enseigner à l’Académie de la Grande chaumière où, parmi ses élèves, on trouve notamment Alberto Giacometti.
Ci-dessous, dans cette archive du Musée Bourdelle, on retrouve le sculpteur entouré de ses élèves de l’académie en 1922.

Bourdelle intime

En mars 1904, Bourdelle épouse Stéphanie Van Parys (1877-1945). De leur union naît un fils, Pierre Bourdelle (1903-1966), qui deviendra sculpteur et décorateur et fera carrière aux États-Unis.
L’arrivée de Cléopâtre Sévastos (1882-1972) à Paris en 1903, et plus précisément dans l’atelier de Bourdelle pour y apprendre la sculpture, va bouleverser la vie sentimentale et artistique du sculpteur.
En 1910, Bourdelle divorce de Stéphanie et en 1911, Cléopâtre accouche de Rhodia (1911-2002), leur fille. Il épouse Cléopâtre en juin 1918.

En 2013-2014, l’exposition Bourdelle intime permettait de plonger dans les archives personnelles du sculpteur.

Le musée-atelier Bourdelle

Antoine Bourdelle (1861-1929), sculpteur français, dans son atelier. Paris, vers 1910. (crédit : Collection Roger-Viollet / Roger-Viollet – source : Paris en images)

Antoine Bourdelle décède le 1er octobre 1929. Vingt ans plus tard, le musée est inauguré sur le lieu même où le sculpteur a vécu et travaillé. Il a été rendu possible grâce à la générosité du mécène Gabriel Cognacq (1880 – 1951), neveu et héritier de Ernest Cognacq, le fondateur de la Samaritaine, ainsi qu’à la persévérance de Cléopatre Bourdelle-Sévastos, l’épouse du sculpteur, puis de sa fille Rhodia Dufet-Bourdelle.

En 1950, Cléopâtre Bourdelle-Sévastos et sa fille Rhodia Dufet-Bourdelle (à gauche) devant « La Femme sculpteur au repos », une œuvre d’Antoine Bourdelle (crédit : Boris Lipnitzki / Roger-Viollet – source : Paris en images)

Deux extensions seront réalisées par la suite. La première par Henri Gautruche (1885 – 1964) en 1961, à l’occasion du centenaire de la naissance d’Antoine Bourdelle pour exposer ses plâtres, et une seconde par Christian de Portzamparc (1944 – ) en 1992, qui permet d’accueillir des expositions temporaires.

Le musée en images


Musée Bourdelle – 18, rue Antoine Bourdelle – 75015 Paris – M° Falguière ou Montparnasse-Bienvenüe – Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 18h. Fermé le lundi. L’accès aux collections permanentes est gratuit.
Ce musée fait partie de Paris Musées, la quinzaine de musées de la ville de Paris. Découvrez en vidéo ses dernières expositions.