Aïcha, modèle noir

Entre mythe et réalité, difficile de faire le portrait d’Aïcha, le modèle noire le plus connu de Montparnasse, dont l’image a été fixée dans les tableaux de Pascin, Foujita, Kisling et tant d’autres.

Détail du tableau de Félix Vallotton réalisé en 1922 et représentant le modèle Aïcha Goblet (source : Wikimedia commons).

J’ai découvert Aïcha lors de l’exposition « Le modèle noir de Géricault à Matisse » au musée d’Orsay en 2019, mais c’est plus tard que j’ai appris qu’elle avait fait partie des Montparnos des années folles. Évidemment j’ai voulu en savoir plus (vous commencez à me connaitre). Assez rapidement j’ai compris qu’il serait difficile de trouver des informations fiables, aussi cet article est à lire au conditionnel.

Aïcha a été maintes fois représentées par les artistes, pourtant elle déclare en 1930 « dans leurs toiles, je ne me suis jamais reconnue » (L’Œuvre, 13 février 1930). Vous avez pu la voir coiffée d’un foulard rose, veillant sur le sommeil de la Courtisane endormie (1920) du peintre Henry Ottmann. Dans les années 1920, elle apparait de profil sur un cliché de Man Ray et également nue sous les pinceaux de Jacques Mathey, tableau dont vous trouverez une reproduction un peu plus loin dans cet article. Son profil a également été sculpté par Jeanne Tercafs.

Cette sculpture de Jeanne Tercafs (1898-1944) réalisée dans les années 1930 porte différents noms : « Femme Malgache » dit aussi « La Mulâtresse » dit aussi « Portrait d’Aïcha Goblet ».

Qui est Aïcha ?

La recherche d’information est rendue difficile par le fait que ses prénom et nom s’orthographient de manière différente selon les sources. On trouve aussi bien Aïcha que Ayesha et Goblet que Gobelet, sans compter que bien souvent on ne mentionne que son prénom. Je reste donc sur l’écriture la plus répandue, c’est-à-dire Aïcha Goblet.

Dans Comœdia (4 octobre 1929), on peut lire que Aïcha aurait vu le jour à Valenciennes. Dans L’Intransigeant (22 avril 1935) elle viendrait de Roubaix. Dans plusieurs autres références, on parle plutôt de Hazebrouck (59). Aïcha serait née en 1898, d’une mère belge et d’un père martiniquais, jongleur dans un cirque ambulant. Malheureusement même cette information est à prendre avec des pincettes. Goblet est bien un nom répandu dans le Nord, mais en consultant les archives numérisées de l’état civil du département, je n’ai pas trouvé d’acte de naissance à ce nom ni en 1898, ni entre 1895 et 1900, à Hazebrouck. J’en déduis que soit Aïcha Goblet est un nom de scène, soit elle n’est pas née dans cette ville à cette date. A ce stade de ma recherche je pensais devoir me contenter des déclarations faites dans les médias de l’époque : « Goblet ! Le nom de mes parents, je suis née à Hazebrouck, dans un coron. La seule négresse de la famille. Si j’écris des vrais Mémoires, comme on me l’a demandé, je verrai à expliquer ça discrètement. » Dans Le Petit Journal (28 décembre 1929), elle déclare aussi : « J’ai vu le jour à Hazebrouck en même temps qu’un frère jumeau qui est blond comme les blés. Les savants expliqueront ce phénomène s’ils s’amusent à pratiquer notre autopsie. »

Aicha et son frère jumeau, Henri, à une date inconnue (source : Archives de la famille Gobelet Haupas)

La diffusion d’une émission sur France Culture en mai 2022(1) a permis d’apprendre que le prénom de Aïcha était en fait Madeleine. Grâce à la pugnacité d’une lectrice de ce blog, que je remercie vivement, l’acte de naissance d’une Madeleine Julie Gobelet née le 28 février 1894 à Renescure (province d’Hazebrouk, Nord) a été trouvé. Cet acte mentionne bien la naissance d’un jumeau (2). Il semblerait que Aïcha avait pour habitude de se rajeunir de quelques années.

Pour Paris-soir (17 avril 1931) Aïcha raconte « A six ans, j’étais écuyère au Cirque national Corse qui fut détruit l’an dernier [1930], par les inondations du Midi. »(3)
En lisant les souvenirs de Céline Coupet (1894-1969), bergère du Limousin montée à Paris pour être placée comme bonne et finalement devenue modèle(4), on apprend que Madeleine Goblet, la noire, et Céline Coupet, la blanche, posaient souvent ensemble pour les peintres.
Céline raconte qu’un jour, alors qu’elles posent toutes les deux pour le peintre italien Umberto Brunelleschi (1879-1949), celui-ci déclare qu’il a une photo de Madeleine prise en Algérie. Madeleine se défend d’avoir jamais été là-bas. Mais il insiste : « Cette fille s’appelle Aïcha et c’est comme ça que tu vas t’appeler. Madelaine est un nom idiot pour une fille de ta couleur, voilà ta photo et ton nom. » C’est ainsi que petit à petit le prénom Aïcha a été adopté par toutes leurs connaissances qui lui ont aussi fait changer sa façon de s’habiller.

Aicha dans un jardin (peut-être celui du Luxembourg ?) à une date inconnue (source : Archives de la famille Gobelet Haupas)

Alors que Céline est invitée à diner chez Aïcha qui vit en banlieue avec une amie âgée, ancienne femme serpent dans un cirque, celle-ci raconte : « Un soir où le cirque donnait une représentation à Arras, le directeur du cirque avait trouvé une petite fille de six ans et l’avait emmenée avec eux. Personne ne l’a jamais réclamée, parce qu’elle est née dans une famille de blancs et que la mère qui avait cinq autres enfants avait beaucoup de difficultés avec sa petite fille noire. Les enfants du village lui lançaient des pierres et même ses frères et sœurs ne l’aimaient pas beaucoup. Seul son frère jumeau qui était né albinos, était gentil avec elle. » Elle poursuit « le patron du cirque avait un fils de l’âge de Madeleine et lorsque Madeleine a eu quinze ans [vers 1909], tous les deux sont tombés amoureux d’elle et ils se battaient presque chaque jour à cause d’elle. Alors une nuit nous sommes parties toutes les deux car ils voulaient me renvoyer du cirque. C’est moi qui l’ai protégée contre ces brutes.« 

Céline Coupet, Aïcha Goblet, Lucy Krohg au jardin du Luxembourg, vers 1911-13 (source : Archives familiales Howard-Beneyton – Licence libre CC BY-SA 4.0)

Dans le magazine Mon Paris (juin 1936) Aïcha raconte : « J’ai vécu la vie du voyage. Le chapiteau dressé de ville en ville et j’ai encore dans les narines l’odeur de la sciure et dans les oreilles ces fanfares si particulières aux hippodromes ambulants. Le cirque m’a conduit chez les peintres. Vous savez qu’ils aiment tous le cirque, depuis Seurat et Toulouse-Lautrec. »

Dans Paris-Soir (9 juin 1930), on peut lire : « [Aïcha] fut découverte après la guerre par Pascin. Venant d’abandonner le cirque et arrivant à Paris, elle errait sur le boulevard de la Madeleine. Il remarqua sa grâce et l’emmena au carrefour Vavin. Un modèle noire était rare à Paris à cette époque. Elle fut vite célèbre et on la retrouve dans les tableaux de tous les grands peintres contemporains. »

Dans Le Petit Journal (28 décembre 1929) Aïcha raconte « Un monsieur a eu le toupet de m’aborder. Il était né, je crois, en Bulgarie, d’un père hongrois et d’une mère italienne. Il m’a dit des choses que je ne comprenais pas très bien : qu’il était peintre, qu’il cherchait un modèle pas ordinaire, qu’il voulait que je pose pour lui. Je devais le retrouver à l’Ogive, rive gauche. J’ai eu peur. J’ai cavalé en baissant mon capiau [chapeau], avec mes bottines à boutons qui s’empêtraient dans la robe longue. Malgré tout le lendemain, j’entrais à l’Ogive. Mon peintre m’attendait. Il s’appelait Pascin. En ce temps-là, il n’était pas très connu, ni très riche. On était en 1911. »

Depuis lors, Montparnasse ne m’a plus lâchée.

Aïcha dans Le Petit Journal (28 décembre 1929)

Dans la série « Les Heures chaudes de Montparnasse » enregistrée dans les années 1960, Aïcha raconte à Jean-Marie Drot une autre version de son arrivée à Paris avant la guerre de 1914-1918 et de sa rencontre avec Jules Pascin (1885-1930), le peintre dessinateur d’origine bulgare : « J’étais au cirque à Clamart et un jour à la sortie du chapiteau deux messieurs m’ont accostée et m’ont demandé si je voulais être modèle. Je ne savais pas du tout ce que c’était d’être modèle. Mais comme j’avais l’intention de quitter le cirque, ils m’ont donné leur adresse et je suis venue à Paris. Et c’est comme ça que je suis arrivée au café du Dôme, que j’ai rencontré Pascin, que je suis devenue son modèle, qu’il m’a gardé pendant un an très jalousement. On ne savait même pas si je savais parler français, parce qu’il voulait que personne ne m’approche. J’ai posé pendant un an pour lui et un jour que Pascin m’avait laissée, comme tout Montparnasse voulait m’avoir comme modèle, j’ai volé de mes propres ailes. »

Le Montparnasse d’alors, quelle différence avec le Montparnasse d’aujourd’hui ! Tout le monde était plus ou moins pauvre. On raclait ses fonds de tiroir. On expertisait le fond de ses poches.

Aïcha dans Le Petit Journal (28 décembre 1929)

Devenue modèle, Aïcha vit à la Villa Falguière près de Vaugirard, dans le 15e arrondissement. Elle raconte dans Mon Paris (juin 1936) : « Une cité dont le proprio n’était pas dur. Heureusement, vu que ni Soutine, ni Modigliani, ni Kisling, ni Foujita n’étaient bien riches. […] Je faisais la popote pour tout le monde et bien souvent j’ai eu le bonheur de faire l’avance du marché avec l’argent de mes poses. »

Aicha à une date inconnue (source : Archives de la famille Gobelet Haupas)

Aïcha rappelle à Jean-Marie Drot que « à cette époque-là le modèle était considéré comme la collaboratrice du peintre. » Dans Paris-soir (17 avril 1931) elle explique : « Un modèle, dans ce temps-là [avant la première guerre mondiale], ça se payait cent sous, trois francs, et même rien du tout la séance. Mais on déjeunait avec lui et quand la pose était finie, on l’emmenait au théâtre. »
Dans une interview pour le journal L’Œuvre (13 février 1930), Aïcha raconte : « De mon temps, on était modèle et on faisait sérieusement son métier. On allait poser n’importe où, que ce soit à Saint-Cloud ou à Saint-Germain. Je gagnais mon louis tous les jours et pour cela il fallait travailler, je vous l’assure ! Maintenant, ces dames, elles posent… Elles posent surtout des lapins. Pour elles, c’est un métier à côté, elles le font quand elles en ont envie et surtout quand elles n’ont plus rien à se mettre sous la dent. D’autre part, les peintres, autrefois, ne peignaient que de belles filles : pour poser, il fallait être bien faite : maintenant, n’importe laquelle peut aller à l’Académie ; on l’engage sans la regarder. D’ailleurs les peintres ne cherchent plus à faire beau ; ils veulent faire vrai, vivant. »

Le modèle Aïcha par Jacques Mathey (1883 – 1973), peinture réalisée vraisemblablement entre 1920 et 1925 (source : Galerie Les Montparnos).

Le prince Pascin

Dans les années 1960, lors de l’entretien avec Jean-Marie Drot pour « Les Heures chaudes de Montparnasse », on note qu’elle parle toujours avec beaucoup d’émotion de son ami Jules Pascin, disparu tragiquement(5) trente ans plus tôt.

Aïcha va de temps en temps sur la tombe de Pascin, enterré au cimetière du Montparnasse, pour y déposer quelques fleurs. En 1934, cela a donné lieu à une dispute racontée dans Aux écoutes :

Aïcha en scène

Aïcha Goblet a aussi fait du théâtre comme le rappelle Sylvie Chalaye dans « Race et théâtre : un impensé politique » (Actes Sud, 2020). Dans Haya de Herman Grégoire que Gaston Baty monte au théâtre des Champs-Élysées en février 1922, elle interprète, aux côtés de Jean Fleur et Charles Boyer, Nyota qui ne porte qu’un court pagne bruissant. Dans La France Libre (26 février 1922), on peut lire : « La pièce de M. Herman Grégoire, Haya, est une pièce coloniale, toute brûlante de passion et singulièrement évocatrice. Elle se déroule dans une factorerie du centre de l’Afrique. Des fonctionnaires, des employés coloniaux de tous les pays, vivent là, déséquilibrés par une vie anormale et un climat qui les épuise. Pas de femmes autour d’eux, mais seulement des femelles noires dont ils sont las. »
Certains critiques trouvent la comédienne « souple et charmante » et d’autres ajoutent « Il faut beaucoup louer la délicieuse impression d’harmonie plastique que nous procure Mme Aïcha » (Comœdia, 24 février 1922).

Pour A l’ombre du mal en 1922, Aïcha joue une captive dont un sein est dénudé pour le plus grand bonheur des spectateurs qui la trouvent « plein de grâce et de talent. » Il ne faut pas oublier que dans les années 1920, en pleine période coloniale, on se passionne pour les artistes venus d’Afrique, des Amériques ou de la Caraïbe.

Voici comment Aïcha parle de cette période dans Mon Paris (juin 1936) : « J’ai beaucoup joué chez Gaston Baty, dans ses différentes salles. J’eus des rôles convenant à mon type dans « L’Hôtel des Masques » d’Albert Jean, « Le Simoun » et « A l’Ombre du mal », de [Henri-René] Lenormand, et dans « La Cavalière Elsa »(6), de [Paul] Demasy, d’après le beau roman de Pierre Mac Orlan. C’est là dedans que j’ai dansé pour l’agrément d’un bolchevik costumé en prince Hamlet. J’étais à peu près nue. On m’avait bien donné une petite ceinture, histoire de préparer l’arrivée en France de l’illustre Joséphine, qui ne l’était pas encore, mais rien ne dissimulait mes reins. Personne n’a protesté. Allais-je oublier de dire que j’ai donné la réplique à Charles Boyer ? J’ai oublié, mais c’est probable que ce devait aussi être une occasion de nu, pour moi cela va de soi. »

On reconnait aussi Aïcha attablée à la terrasse d’un café dans le film « Montparnasse » (1929) de Eugene Deslaw.

Et quelle vie !

A un journaliste qui lui demandait si elle avait des projets, Aïcha répond dans Le Soir (18 août 1929) :

Faire ce qui me plait, quand il me plaira, où il me plaira !

Pour Paris-soir (17 avril 1931) Aïcha se souvient : « On riait, on chantait, on buvait, on était libre. L’argent, on n’y pensait guère. Avec cent sous, on était riche. Un café crème coûtait deux sous, un croissant, un sou. […] Quelle époque heureuse ! Quelle douceur de vivre ! On achetait pour deux sous un cornet de tabac, on bourrait sa pipe et l’on faisait de l’art, avec le loisir d’y songer, de réfléchir et de discuter.« 

Le 12 avril 1920 on peut lire dans La Petite République, que les habitants du quartier de Montmartre étaient appelés à voter. Pour rire, il s’agissait de décréter Montmartre commune libre et de procéder à l’élection de son maire et de son conseil municipal. Plusieurs listes au programme fantaisiste se sont présentées. Bien qu’habitant Montparnasse (Ô trahison), Aïcha apparait sur la liste des Cubistes avec Jean Cocteau à sa tête.

Aïcha est de toutes les fêtes où se rassemblent les Montparnos. En préparant l’article sur le Bal Bullier, je suis tombée sur une archive du Bal de la Horde de 1926. En déroulant le film muet, je pense avoir reconnu Aïcha dansant en pagne.

Photogramme d’une archive de 1926 du Bal de la Horde filmée au Bal Bullier. Ne serait-ce pas Aïcha en pagne et sans son légendaire turban ? (Crédit : collection Gaumont – source : Lumni)

On la reconnait aussi, tout au fond à gauche, sur une photographie de groupe prise par Marc Vaux le 23 mars 1924 lors du bal de la Maison Watteau(7), le centre culturel scandinave (6 rue Jules-Chaplain, 6e arr.).

Aïcha et l’artiste peintre Hermine David (1886-1970) lors d’une sortie au début des années 1930 (crédit : anonyme).

Après la mort de Modigliani, de Pascin, de Victor Libion, le patron de La Rotonde qui était si favorable aux artistes et modèles, et avec la crise de 1929, Montparnasse change.

On buvait pour boire, on prenait des toxiques pour s’étourdir parce que c’était la fin du monde, qu’on n’en voyait pas le bout et qu’on n’avait plus, pour rien, ni goût, ni espoir

Aïcha dans Paris-soir (17 avril 1931)

Aïcha poursuit : « A présent, je pleins les pauvres petites d’aujourd’hui avec leurs 25 francs par séance. Car il n’y a plus de camarades, il n’y a plus l’esprit qu’on avait, avant, quand on partageait cent sous, et qu’on formait une vraie famille, modèles et artistes mêlés ! » Elle ajoute « Après ça a été le monde des affaires, le lancement des artistes comme d’une marque de chocolat, le trafic des intermédiaires et des marchands, la foire d’empoigne et le calcul des petits bénéfices. »

La vénus et le cow-boy

J’ai trouvé très peu d’informations sur la vie privée de Aïcha. S’est-elle mariée ? A-t-elle eu des enfants ? Je ne saurais le dire. Un entrefilet du journal Le Quotidien (9 décembre 1928) sous-entend que Aïcha était la veuve du dessinateur montmartrois Théophile Alexandre Steinlen (1859-1923), lui même veuf depuis 1910. Je n’ai rien trouvé qui confirmait cette union. Je suis juste tombée sur un dessin de Steinlen au pastel et fusain intitulé « Aicha » et datant de 1917.

Voici une anecdote maritale cocasse rapportée dans La Rumeur :

Toutefois Aïcha aurait été la compagne du peintre juif d’origine ukrainienne, Samuel Granowsky (1882–1942), l’une des icônes du quartier de Montparnasse pour son excentricité assumée. Il était modèle à l’Académie de la Grande Chaumière et gagnait sa vie comme serveur pour le célèbre café La Rotonde.
On raconte qu’il se promenait dans le quartier avec un chapeau texan porté lors du tournage d’un film dans lequel il était figurant et qu’il venait chercher Aïcha à dos de cheval. C’est sans doute pour cela qu’il avait le surnom de cowboy de Montparnasse

Samuel Granowsky et son célèbre chapeau (crédit : anonyme).

Pendant la seconde guerre mondiale, le 17 juillet 1942, Granowsky est arrêté par la police française lors de la rafle du Vel d’hiv. Déporté dans un premier temps au camp de Drancy, il est ensuite transporté à Auschwitz, dans le convoi n° 9 du 12 septembre 1942, où il est assassiné.

En hommage à Aïcha

Cette photographie, prise dans les années 1930 par Albert Harlingue (1879-1964) dans un café de Montparnasse, présente Aïcha au centre d’une assemblée majoritairement masculine. On note que la plupart des hommes sont hilares, à l’image de celui qui brandit une liasse de billets devant le tableau d’un nu exposé au mur. Ce qui contraste avec le regard triste ou désabusé de la modèle et l’air contrit des quelques femmes à droite. Je me demande quel était le sujet de conversation ? On ne le saura jamais, je le crains.

Intérieur d’un café de Montparnasse vers 1930 avec au centre, le modèle Aïcha. Serait-ce Tsugouharu Foujita de profil à gauche de Aïcha avec une cigarette à la main ? Et André Salmon, derrière elle, avec le chapeau à large bord et accoudé au dossier de sa chaise ? Si vous identifiez les personnes présentes sur cette photo, laissez un commentaire (crédit : Albert Harlingue / Roger-Viollet – tous droits réservés à l’agence Roger-Viollet)

Dans le numéro 7 de la revue Paris-Montparnasse (août 1929), Henri Broca consacre quatre pages et de nombreuses photographies à Aïcha et écrit : « J’ai quitté Aïcha avec le très sincère espoir qu’elle ne pensait pas qu’on ait pu l’abandonner. Peut-être, les obligations de la vie ont amené certains de ses amis à la délaisser un peu. Aucun n’a oublié Aïcha. On ne peut pas l’oublier parce qu’elle concrétise impeccablement la grande douceur des habitudes montparnassiennes. Parce qu’elle est, plus que tant d’autres, la petite pierre vivante sur quoi repose un peu le grand édifice mouvant qu’est Montparnasse. Qu’Aïcha sache qu’elle n’a dans ce journal que de grands amis. Qu’elle soit persuadée qu’ici, où l’on ne poursuit qu’un but : respecter et faire respecter ceux à qui Montparnasse doit quelque chose. Il ne nous est, ainsi, pas possible de faire coïncider un « dîner Aïcha » avec la parution de ce numéro où son portrait figure en première page. Dès la rentrée, car il y a des gens heureux qui rentrent, nous demanderons à Aïcha de bien vouloir présider le premier dîner de la saison. »

Couverture de la revue « Paris-Montparnasse » (n°7, 15 août 1929) consacrée à Aïcha Goblet (source : BnF – Gallica)

Le Dîner Aïcha, le sixième banquet de la revue Paris-Montparnasse est d’ailleurs annoncé dans le numéro de septembre pour le 1er octobre 1929 à La Coupole.

Bien plus tardivement, des hommages inattendus ont été publiés sur les réseaux sociaux lors du confinement de 2020. Dans le cadre du #GettyMuseumChallenge, certains internautes ont mis en scène, avec les moyens du bord, le tableau de Félix Vallotton . Voici un exemple :

Vous l’aurez compris, la vie du modèle noir Aïcha Goblet est entourée de mystère. Je n’ai trouvé aucune information sur la suite de sa vie après les années 1930. L’article « Mais où sont passés les Montparnos d’antan ? » (Paris-soir, 6 janvier 1942) paru pendant l’occupation de Paris, laisse entendre que Aïcha a déménagé à Montmartre. Si vous avez des informations, je compte sur vous pour me les signaler en commentaire. Seul indice : au début des années 1960, elle a été interviewée par Jean-Marie Drot dans le cadre de la série documentaire « Les heures chaudes de Montparnasse ». Malheureusement, à ma connaissance, elle n’a finalement pas écrit ses mémoires.

On a juste retrouvé l’acte de décès de Madeleine Julie Gobelet, disparue le 27 juin 1972 à Paris dans le 18e arrondissement.

Vidéogramme extrait de l’interview de Aïcha Goblet par Jean-Marie Drot (crédit : ORTF – INA – source : Coffret « Les Heures chaudes de Montparnasse »).

On dit souvent que la popularité d’Aïcha (1894-1972) annonçait la célébrité de Joséphine Baker (1906-1975), mais la postérité a surtout retenu l’artiste d’origine américaine. J’espère que cet article sortira un peu Aïcha Goblet de l’oubli.

Cet article a été mis à jour en juin 2022, suite à des informations et documents (re)trouvés.


(1) Dans l’émission « Une histoire particulière », un documentaire intitulé « Les coulisses de la vie de bohème » (diffusé le 15 mai 2022) reprend des anecdotes rapportées par Germaine et Céline Coupet, deux sœurs du Limousin, montées à Paris et devenues modèles.
(2) La lecture des actes d’état civil permet d’apprendre que les parents d’Aïcha sont Jules Amery Gobelet (1843-1893) décédé au Brésil avant la naissance d’Aïcha et Marthe Joseph Calin (1854-?). Aïcha a bien eu un frère jumeau prénommé Henri Joseph Pierre Gobelet (1894-?) qui s’est marié en 1917 à Paris (12e arr.) avec Marie Berthe de Backer (1890-1970).
(3) Il est sans doute question de l’inondation du Tarn à Moissac dans la nuit du 3 au 4 mars 1930 qui a détruit le cirque Cassuli (cf. l’article de ce blog).
(4) Céline Coupet (1894-1969) épousera à Paris le 14 juin 1917 le sculpteur américain Cecil Howard (1888-1956).
(5) Jules Pascin (1885-1930) s’est suicidé le 2 juin 1930.
(6) En juin 1925, Aïcha interprète La Deva dans la pièce La Cavalière Elsa de Paul Demasy d’après Pierre Mac Orlan.
(7) Il est question du bal costumé de la Maison Watteau dans Comœdia du 25 mars 1924.

Les sources de cet article : « Pascin, l’oublié » dans la série « Les heures chaudes de Montparnasse » de Jean-Marie Drot (coffret 1), « La princesse Aïcha et le mage Pascin » dans la revue Paris – Montparnasse (n°7, 15 août 1929), « L’idole sombre ressuscite les morts » par Xavier de Hauteclocque (Le Petit Journal, 28 décembre 1929), « Les modèles sont pour le genre pompier » par Jean Amoretti (L’Œuvre, 13 février 1930), « La vénus de Montparnasse » par Emmanuel Bourcier (Paris-soir, 17 avril 1931), « Aïcha, modèle préféré de Pascin, évoque quelques souvenirs » par Henri Broca (L’Intransigeant, 5 septembre 1933), « Aicha vous parle » dans la revue Mon Paris (n°8, Juin 1936), « Nouvelles paysannes et souvenirs d’enfance » par Germaine et Céline Coupet (éd. Plein Chant, p. 285-322, 2006), le site Wikipedia.

Kiki de Montparnasse

Personnage haut en couleur, Kiki a été modèle, puis chanteuse de cabaret. Elle s’est essayée à la peinture, à l’écriture, et a côtoyé toute la scène artistique et culturelle du Montparnasse des années folles. En ce début du 20e siècle, elle est sans doute la figure la plus représentée sur les tableaux de l’École de Paris.

« Noire et blanche », photographie réalisée en 1926 par Man Ray et mettant en scène Kiki et un masque Baoulé (source : exposition « Man Ray » au Musée du Luxembourg, 2020).

Il est délicat de dresser, sans trahir et en quelques archives, le portrait de cette femme émancipée aux mille facettes. Née le 2 octobre 1901, Alice Ernestine Prin, plus connue sous le nom de Kiki de Montparnasse, a grandi auprès de sa grand-mère maternelle, dans la maison du 9 rue de la Charme à Châtillon-sur-Seine, en Bourgogne. Dans ses mémoires, elle raconte qu’à 12 ans sa mère la fait venir à Paris :

« C’est pas qu’on pense à me faire donner beaucoup d’instruction, mais comme je dois apprendre le métier de lino-typo, il faut que je sache à peu près mon orthographe« .

Kiki, « Souvenirs retrouvés »

Elle habite avec sa mère au 12 rue Dulac dans le 15e arr. (l’immeuble n’existe plus) et va à l’école communale rue de Vaugirard.

Lorsque le 3 août 1914, la guerre est déclarée entre la France et l’Allemagne, Alice n’a pas encore 13 ans. Elle doit exercer différents métiers pour gagner sa croute. Elle sera successivement brocheuse, fleuriste, laveuse de bouteilles chez Félix Potin, visseuse d’ailes d’avion, bonne chez une boulangère. Se révoltant contre les mauvais traitements qu’elle subit chez cette dernière, elle est renvoyée. Pour gagner de quoi vivre, elle devient modèle, posant nue chez un sculpteur. Lorsque sa mère le découvre, elle la chasse de chez elle, en plein hiver 1917. S’en suit une période très difficile de bohème durant laquelle elle atterrit à Montparnasse et est recueillie par le peintre Chaïm Soutine (1893/4-1943).

Il ne pouvait être que poète, peintre ou théâtreux. En dehors de ces trois professions, je n’admettais aucun autre mortel.

Kiki, « Souvenirs retrouvés »

Kiki, modèle

Véritable icône de l’art moderne, Kiki a posé pour les plus grands et a maintes fois été représentée en peinture, photo, dessin ou sculpture. Elle tient d’ailleurs son surnom, Kiki, de Moïse Kisling (1891-1953) avec qui elle travaillait très souvent comme modèle.

En 1922 au Salon d’automne, le tableau « Nu couché à la toile de Jouy » est remarqué. S’inspirant librement de la Grande odalisque (1814) d’Ingres et de l’Olympia (1865) de Manet, ce tableau est l’un des premiers tableaux de nus d’après modèle vivant de Foujita. Et le modèle en l’occurrence est Kiki.

« Nu couché à la toile de Jouy » (1922) par Foujita, conservé au Musée d’art moderne de Paris.

En mai 1929, Alexander Calder (1898-1976) accueille une équipe de Pathé cinéma, venue le filmer dans son atelier parisien de la rue Cels (14e arr.). Elle tourne la réalisation en direct du premier portrait en fil de fer de Kiki de Montparnasse, qui pose face à l’artiste. On peut voir ces images dans la vidéo ci-dessous. Dans son autobiographie, l’artiste dit de Kiki : « Elle avait un nez merveilleux qui semblait s’élancer dans l’espace ».

On sait que Kiki n’a jamais posé pour Pablo Gargallo (1881-1934), bien que contemporain, mais cela n’a pas empêché le sculpteur espagnol de lui consacrer une de ses œuvres.

Les amours de Kiki

Pour autant qu’on sache, Maurice Mendjizky (1890-1951), peintre juif polonais, est l’un des premiers avec qui Kiki se met en ménage. Ils vécurent ensemble trois ans jusqu’à leur rupture en 1922 et le départ de Mendjisky pour Saint-Paul-de-Vence.

Avec Man Ray (1890-1976), ils se rencontrent vers 1921, lorsque le photographe débarque à Paris. Elle sera le modèle de ses photographies, films et peintures les plus emblématiques, comme pour « Le violon d’Ingres » en 1924 (photo ci-contre).

En 1929, Kiki devient la maitresse du journaliste Henri Broca (18..- 1935) fondateur de la revue Paris-Montparnasse, dans laquelle paraissent les premiers chapitres des souvenirs de Kiki et qui sombrera dans la folie.

En 1936, Kiki ouvre son propre établissement L’Oasis qui deviendra Chez Kiki, rue Vavin (6e arr.). André Laroque, pianiste et accordéoniste de ce cabaret devient son nouvel amant.

André Laroque et Kiki en 1932 (photo : Man Ray)

Kiki, peintre

Kiki de Montparnasse en 1926

Kiki côtoie de très nombreux artistes, notamment des peintres aux styles très différents, et se met elle-même à la peinture.

Du 25 mars au 9 avril 1927, Kiki expose vingt-sept de ses toiles à la galerie Au sacre du printemps (5 rue du Cherche midi, 6e arr.).

Kiki de Montparnasse et un sculpteur hongrois à la galerie Au sacre du printemps, en avril 1927. En haut à droite, on reconnait le tableau « Les lavandières » (crédit : André Kertész – source : Donation André Kertész, Ministère de la culture (France), Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, diffusion RMN-GP)
« Les lavandières », un tableau peint par Kiki en 1927 (source : Kunstmuseum Basel)

La presse de l’époque se fait l’écho de cet événement. Dans Le Soir du 26 mars 1927, on peut lire sous la plume de Pierre Loiselet « ses peintures sont pleines de paix, de joie tranquille […] le plus joli, c’est que ces belles peintures ont déjà séduit des amateurs« . The Chicago Tribune and the Daily News, New York du 27 mars 1927 décrit ainsi le travail de Kiki : « Les images de Kiki sont l’œuvre d’un enfant dont les yeux sont saisis par les couleurs vives et la disposition des objets. Qu’elle ait vu beaucoup de peintures modernes est évident, mais sa propre expression n’est pas entravée par la connaissance technique ou l’imitation […]. La simplicité absolue du résultat reflète une naïveté que l’on ne trouve que rarement aujourd’hui […]. ». Comœdia trouve que « la peinture est amusante comme Kiki elle-même » (29 mars 1927).

Kiki, écrivain

L’année 1929 marque l’apogée de la carrière de Kiki. A 28 ans, elle se lance dans l’écriture de ses mémoires (Kiki, Souvenirs) sous l’impulsion d’Henri Broca, follement amoureux d’elle. Les premiers feuillets paraissent dans la revue Paris-Montparnasse en avril 1929 et dans le numéro de mai, le lecteur est invité à pré-acheter pour 100 francs les mémoires de Kiki en format de luxe, tiré à 250 exemplaires numérotés sur papier couché mat des papeteries Breton, ou en édition courante pour 25 francs.
Le journal Comœdia annonce que Kiki signera ses mémoires au Falstaff, 42 rue du Montparnasse, le mardi 25 juin 1929 à 21h.

Elle parle dru, elle écrit de même. Par petites phrases courtes, incisives, tranchantes, – et si attendrie, parfois, – elle épingle sur chaque personnalité connue un mot, un qualificatif, une anecdote, et nous apprenons plus ainsi sur Foujita, Kisling et quelques autres, que ne pourraient le faire des volumes sur chacun d’eux.

L’intransigeant, 17 juillet 1929

C’est aussi dans la revue Paris-Montparnasse d’août 1929 que Henri Broca publie les commentaires élogieux de la presse internationale sur les mémoires de Kiki.

Dans le Carnet du lecteur du Figaro (9 octobre 1929), Jean Fréteval écrit : « C’est un document, il brave l’honnêteté. On y trouve même de piquantes anecdotes sur des peintres en renom. […] Dissimulerons-nous que sous cette gouaillerie de la misère et de la galanterie, des pages nous ont serré le cœur ? ».

A l’occasion d’une nouvelle séance de dédicace, The Chicago Tribune and the Daily News, New York (28 octobre 1929) raconte : « La queue s’est formée dès 9 heures à l’extérieur d’une librairie du boulevard Raspail. Quand la nouvelle s’est répandue que pour 30 francs, on pouvait obtenir une copie des Mémoires de Kiki, son autographe et un baiser, les hommes oublient leurs demis, leur rendez-vous et leur dignité, et se précipitent jusque-là ».

Devant le succès, Samuel Putman décide de traduire le livre en anglais (Kiki’s memoirs). L’introduction est faite par deux de ses amis proches, Foujita et Hemingway, mais le livre est interdit aux États-Unis en raison de certaines anecdotes jugées scabreuses.

Suite à la censure le texte a été réédité sous le manteau et sous un autre titre (The Education of a French Model) par Samuel Roth.

Kiki, reine de Montparnasse

Le 30 mai 1929, la revue Paris-Montparnasse organise à Bobino sous la présidence du sous-secrétaire d’état aux Beaux-Arts, un gala de bienfaisance pour la création d’une caisse de secours alimentaires aux artistes. A la fin du spectacle, Kiki est proclamée Reine de Montparnasse et la soirée s’achève par un diner amical à La Coupole.

Kiki après son élection comme Reine de Montparnasse (photo : Mécano – source : Paris-Montparnasse, mai 1929)

Ce dessin de Fabrès, paru plusieurs mois après l’élection, représente Kiki en reine de Montparnasse. On reconnait bien son profil.

Kiki, chanteuse et danseuse de cabaret

Kiki pousse régulièrement la chansonnette au Jockey, et contribue au succès du cabaret. Comme elle n’est pas payée, elle fait tourner un chapeau et récupère jusqu’à 400 francs par soir. Le propriétaire voyant l’argent lui échapper, décide de prélever un pourcentage sur ses gains.
Pour parer aux frais médicaux de sa mère malade, Kiki a besoin de trouver des cachets. Elle fait le tour des boîtes de nuits où elle chante et danse. Le 14 novembre 1930, elle débute au Concert Mayol (10, rue de l’Échiquier, 10e arr.), dans la revue Le Nu sonore.

Témoignages de Pierre Hiegel, Thérèse Treize, Youki Desnos, Man Ray, Leopold Levy, Pierre Brasseur et Emile Savitry sur Kiki de Montparnasse, le célèbre modèle des années vingt mais aussi chanteuse de music-hall, extrait du documentaire « Les heures chaudes de Montparnasse » (source : INA.fr).

En janvier 1931, elle chante à La Jungle (127 bd du Montparnasse, 6e arr.), en 1932 à L’Escale. La même année, elle a un engagement à Berlin. En 1936, elle chante Nini peau d’chien au Noël 1900 présenté au Moulin de la Galette. Elle chante aussi dans le célèbre cabaret de la rue de Penthièvre, Le Bœuf sur le toit, lieu où Man Ray expose ses photographies.

De janvier 1935 à janvier 1937, elle chante régulièrement au Cabaret des fleurs au 47, rue du Montparnasse (14e arr.).
Si vous voulez entendre la voix de Kiki voici deux chansons trouvées en ligne : A Paimpol et Là haut sur la butte, et quelques autres par ici. Si vous connaissez d’autres enregistrements, n’hésitez pas à les indiquer en commentaire.

Kiki, actrice

En plus d’être modèle, Kiki a participé en tant qu’actrice à une douzaine de films et courts-métrages, parfois expérimentaux, comme le « Ballet mécanique » (1924) de Fernand Léger ou « Étoile de mer » (1928) de Man Ray. Sa renommée est telle qu’on lui demande souvent de jouer son propre rôle, comme dans « L’inhumaine » (1924) de Marcel L’Herbier ou « La galerie des monstres » (1924) de Jaque Catelain.

Sur ce photogramme du film « L’inhumaine » (1924) réalisé par Marcel L’Herbier, on reconnait à droite Kiki de Montparnasse qui joue le rôle d’un modèle pour un artiste peintre.

Elle apparait aussi dans Le Retour à la raison (1923) de Man Ray, Entr’acte (1924) de René Clair, Emak Bakia (1926) de Man Ray, Paris express / Souvenirs de Paris (1928) de Pierre Prévert et Marcel Duhamel, Le Capitaine jaune (1930) de Anders Wilhelm Sandberg, Cette vieille canaille (1933) de Anatole Litvak et Iris perdue et retrouvée (1934) de Louis Gasnier, dans lequel elle joue son propre rôle dans un grand café de Montparnasse.

Kiki à l’étranger

Kiki aura passé le plus clair de son temps en France, entre sa Bourgogne natale et Montparnasse avec quelques incursions dans le sud. Elle a pourtant quitté le territoire au moins deux fois : en 1923 pour aller tenter sa chance aux États-Unis où elle ne resta que 3 mois et à Berlin en 1932 pour un engagement.

Loin d’être oubliée, la renommée de Kiki a dépassé les frontières et en 2006 je suis tombée sur une enseigne à son nom dans le quartier de Soho à New York. Il s’agissait d’un magasin de lingerie, mélangeant luxe et décadence.

La disparition

Les années difficiles, l’alcool et la drogue auront eu raison de Kiki qui décède le 23 mars 1953 à l’hôpital Laennec (42 rue de Sèvres, 7e arr.), alors qu’elle n’a pas 53 ans. Elle est inhumée au cimetière parisien de Thiais, celui des indigents. Il se raconte que tous les cafés de Montparnasse ont envoyé une couronne de fleurs, mais que seul Foujita était dans le cortège. Sur sa tombe, reprise le 2 février 1974, on pouvait lire « Kiki, 1901-1953, chanteuse, actrice, peintre, Reine de Montparnasse« .

Kiki de Montparnasse (1901-1953), chanteuse, actrice, modèle et peintre française. (Crédit : © Gaston Paris / Roger-Viollet)

Kiki autrement…

Kiki est à l’honneur dans « Kiki de Montparnasse » (2007), un roman graphique de Catel & Bocquet édité par Casterman et dans un court-métrage d’animation « Mademoiselle Kiki et les Montparnos » (2012) réalisé par Amélie Harrault et qui a reçu le César du meilleur court métrage d’animation en 2014.


Mes sources pour cet article : la revue « Paris-Montparnasse » n°3 (15 avril 1929), n°4 (15 mai 1929), n°5 (15 juin 1929), n°6 (15 juillet 1929), « Music-hall d’amateurs et music-hall professionnel » (La Volonté, 3 juin 1929), « Je vous emmène chez Kiki » (L’intransigeant, 10 octobre 1929) « Montparnasse, carrefour du monde » article de Xavier de Hauteclocque (Le Petit Journal, 24 décembre 1929), « Kiki de Montparnasse sous les sunlights » (Pour vous, 26 décembre 1929), « Souvenirs retrouvés » (1938) de Kiki de Montparnasse, « Kiki de Montparnasse est morte » (Le Monde, 25 mars 1953), « Kiki, reine de Montparnasse » (1988) de Lou Mollgaard, « Kiki de Montparnasse débarque aux enchères ! » (Le Parisien, 19 février 2018), l’article « Kiki, reine des Montparnos » (6 mars 2020, Connaissance des arts), Wikipedia, les blogs « Le Montparnasse de Kiki et Mememad« , « Mieux vaut art que jamais« , « La muse Kiki de Montparnasse », la balade bohème sur les pas de Kiki de Montparnasse.
Retrouvez de nombreuses photos de Kiki sur le site du Centre Pompidou, sur Pinterest et sur ce blog.

Eugène Atget, photographe

Reconnu comme le père de la photographie moderne, Eugène Atget a documenté en images le Paris en mutation de la fin du 19e et du début du 20e siècle. Il a habité, près de trente ans, rue Campagne-Première dans le 14e arrondissement de Paris.

Eugène Atget vers 1890 (crédit photo : anonyme – source : BnF).

Longtemps j’ai cru que le photographe Atget était américain et qu’il faisait partie de ces artistes émigrés à Paris au début du 20e siècle. Je prononçais même son nom à l’anglaise. Pourtant Eugène Jean Auguste Atget, dit Eugène Atget (1857-1927), est né le 12 février 1857 à Libourne, en Gironde, dans une famille très modeste d’artisans.

Marchand de journaux sur la place de Rennes, avec l’ancienne gare de l’Ouest, à Montparnasse, en 1898 (crédit : Eugène Atget – source : Gallica – BnF).

Je connaissais ses photographies émouvantes des métiers de Paris sur lesquelles des anonymes posent avec l’attirail de leur profession, ainsi que les images des rues de la capitale avant les grands travaux d’urbanisation, de précieux documents réalisés de manière quasi systématique qui sont autant de témoignages d’un Paris disparu. Je ne savais pas qu’il vouait une passion pour le théâtre et encore moins qu’il avait été mousse.

En découvrant qu’il a habité près de trente ans dans le quartier Montparnasse, au 17 bis rue Campagne-Première (14e arr.), j’ai eu envie d’investiguer.

Marine, théâtre ou peinture ?

Orphelin à l’âge de cinq ans, Eugène Atget est élevé par ses grands-parents maternels. Après sa scolarité, il s’embarque très tôt comme mousse dans la Marine marchande. En 1878, il s’installe à Paris avec l’intention de devenir acteur. Il tente une première fois sans succès d’entrer au Conservatoire nationale de musique et d’art dramatique et commence une carrière d’acteur. Il débute en parallèle son service militaire qui dure à l’époque cinq ans. En 1879, il réussit à entrer au Conservatoire et fait la connaissance d’André Calmettes (1861-1942), acteur, qui restera toute sa vie son ami. Menant de front ses études d’acteur et le service militaire, il échoue à l’examen final du Conservatoire en 1881. Atget passe un an au régiment de Tarbes. En 1882, il est libéré de ses obligations militaires avec un an d’avance et revient à Paris. Il publie une feuille humoristique intitulé Le Flâneur qui aura quatre numéros et dans lesquels il fait quelques dessins.

Couverture du premier numéro de la feuille humoristique Le Flâneur, dirigée par Eugène Atget et dans laquelle il lui arrive de dessiner, comme sur la page de droite (source : Gallica – BnF)

Eugène Atget joue dans une troupe des troisièmes rôles en banlieue parisienne et en province et fréquente les peintres et les artistes. D’ailleurs il s’essaie aussi à la peinture. En 1886, il rencontre Valentine Compagnon (1847-1926), elle aussi actrice, qui partagera sa vie jusqu’à sa mort.

« Cour de maison avec linge séchant », peinture de Eugène Atget (source : Musée Carnavalet, Wikimedia commons)

… Ça sera la photographie

En 1887, victime d’une affection des cordes vocales, il est contraint d’abandonner la pratique du théâtre. En 1888, il s’installe dans la Somme et c’est probablement là qu’il commence à photographier. De retour à Paris en 1890, il décide d’être photographe professionnel, inscrit sur sa porte « Documents pour artistes » et fait publier dans la Revue des Beaux-Arts, en février 1892, une annonce décrivant son travail : “Paysages, animaux, fleurs, monuments, documents, premiers plans pour artistes, reproductions de tableaux, déplacements. Collection n’étant pas dans le commerce”.

Carte de visite de Eugène Atget vers 1892 (source : Exposition Eugène Atget, Voir Paris, 2021)

Loueur de bateaux au jardin du Luxembourg, dans la série « Vie et métiers à Paris », en 1898 ou 1899 (crédit : Eugène Atget – source : Gallica – BnF)

En 1897, il commença la prise de vue systématique des quartiers anciens de Paris et de ses environs, organisant son travail en séries thématiques telles que Petits métiers de Paris, L’Art dans le vieux Paris ou Paris pittoresque.

Au tournant du XXe siècle, les petits métiers de Paris disparaissent progressivement sous l’effet de l’industrialisation et de la diffusion des grands magasins. Photographies de la série « Vie et métiers à Paris » : chiffonnier, rémouleurs et fleuriste (crédit : Eugène Atget – source : Gallica – BnF)

À partir de ces séries, Atget confectionne des albums destinés à la vente. Ces albums sont constitués de feuilles de papier pliées puis brochées, comportant des fentes taillées en biais dans lesquelles Eugène Atget glisse des tirages de 22 x 18 cm.

A gauche, « L’art dans le vieux Paris », un album de 60 photographies prises entre 1908 et 1911 par Eugène Atget et à droite, l’album « Coins du vieux Paris pittoresques et disparus » acquis par le Musée Carnavalet en 1921 (source : Exposition Eugène Atget, Voir Paris, 2021).
Cabaret au 18 rue du Four et au coin de la des Ciseaux dans le 6e arr. de Paris, en 1903 – Page extraite de l’album « Enseignes et vieilles boutiques du vieux Paris » (crédit : Eugène Atget – Source : Gallica-BnF


Il vend ses « documents pour artistes » à des peintres tels que Derain ou Utrillo mais aussi et surtout à des institutions telles que la Bibliothèque nationale et le musée Carnavalet qui lui achètent des milliers d’épreuves entre 1898 et 1927.

En 1898, Atget emménage rue Campagne-Première (14e arr.), dans le quartier du Montparnasse.

Une plaque a été posée sur la façade de l’immeuble dans lequel Eugène Atget a vécu de 1898 à son décès en 1927 au 17 bis rue Campagne-Première, 14e arr. de Paris (crédit : Les Montparnos, octobre 2020).

A l’aube du 20e siècle, Atget photographie les éléments décoratifs des façades, des balcons, des portes, puis travaille sur les cours, les escaliers, les cheminées et les intérieurs d’hôtels particuliers.

Cette série de photos de 1910 est intitulée « Petit intérieur d’un artiste dramatique : M. R., rue Vavin ». Il s’agit en fait du propre intérieur d’Atget qui donne un titre faux pour brouiller les pistes (source : Ville de Paris / Bibliothèque historique)

Pendant la première Guerre mondiale, Atget ne prend progressivement plus de photographies et entrepose ses négatifs sur verre dans la cave de son immeuble afin de les protéger des risques de bombardements. Après la guerre, il reprend la photographie.

La postérité

En 1920, Paul Léon (1874-1962), le directeur des Beaux-Arts achète sa collection sur l’art du vieux Paris et le Paris pittoresque, soit 2 621 négatifs pour 10 000 francs.

A la même époque, Atget rencontre Man Ray (1890-1976), peintre et photographe américain, arrivé à Paris depuis peu et qui habite dans la même rue que lui. L’américain lui achète une quarantaine d’images dont quatre sont publiées en 1926 dans La Révolution surréaliste.

Plusieurs images d’Eugène Atget sont publiées dans la Révolution surréaliste du 15 juin 1926, comme celle en couverture (source : Gallica-BnF)

En 1925, l’assistante de Man Ray, Berenice Abbott (1898-1991) découvre les photographies d’Atget et lui rend régulièrement visite pour lui acheter des tirages.
En 1927, Atget vient se faire tirer le portrait dans le studio de Berenice Abbott au 44 rue du Bac (7e arr.).

Eugène Atget décède chez lui le 4 août 1927. André Calmettes, son ami de toujours, s’occupe de la succession. Berenice Abbott achète en 1928, 1 787 négatifs, les albums et plusieurs milliers de tirages qui restaient chez Atget. Elle emporte ce fonds documentaire aux États-Unis où elle le fait connaître auprès de la génération de Walker Evans (1903-1975). Son statut d’ancêtre et de précurseur de la modernité est consacré par l’acquisition en 1968 de la collection de Berenice Abbott par le Museum of Modern Art (MoMA) de New-York. Aux États-Unis, Atget a considérablement influencé certains photographes tels que Berenice Abbott, Walker Evans, Lee Friedlander (1934-2002) ou Gary Winogrand (1928-1984). C’est peut-être pour cela que j’ai longtemps cru qu’il était américain.

Dans cette vidéo de la série « Une brève histoire de la photographie », on comprend mieux comment Eugène Atget s’inscrit dans la photographie documentaire du 20e siècle.

En savoir plus



Exposition Eugène Atget, Voir Paris
À partir des collections du musée Carnavalet ‑ Histoire de Paris, l’exposition présentée à la Fondation HCB est le fruit d’un long travail de recherche entrepris conjointement par les deux institutions. Le résultat est une exposition exceptionnelle autour de l’œuvre d’Eugène Atget (1857-1927), figure atypique et pionnière de la photographie.
Fondation HCB, du 3 juin au 19 septembre 2021 - Plus d'infos


Exposition virtuelle Eugène Atget
Je vous recommande vivement l'exposition virtuelle sur Eugène Atget, réalisée en 2007 par la Bibliothèque nationale de France (BnF). On y trouve de précieuses informations sur sa vie et son œuvre, ainsi que de nombreux clichés représentatifs de son travail. Le site propose également un dossier pédagogique bien utile pour l'éducation aux images.
Accédez au site


Eugène Atget
La personnalité singulière d'Eugène Atget (1857-1927) est devenue légendaire. Sans avoir reçu de formation, il embrasse la profession de photographe après s'être essayé, sans grand succès, à divers métiers. On peut considérer que ses œuvres marquent les origines de la photographie «documentaire» du XXe siècle.
Ouvrage collectif édité par Gallimard à l'occasion de l'exposition au Musée Carnavalet (18 avril-29 juillet 2012, Paris).

Les sources pour cet article : « An Imager Of Paris » (The Chicago Tribune and the Daily News, New York, 4 novembre 1928), « A New Mythology » (The Chicago Tribune and the Daily News, New York, 10 mars 1929), « Le centenaire de la photographie » (Marianne, 11 janvier 1939), « Eugène Atget » (Les Cahiers du cinéma, janvier 1983), le fonds Eugène Atget sur Gallica-BnF avec plus de 7400 images, les études du site « L’histoire par l’image« , « La photographie au tournant du siècle du Pictorialisme à Eugène Atget » sur le site du Musée d’Orsay, « Atget, figure réfléchie du surréalisme » par Guillaume Le Gall (Études photographiques, mai 2000).

Georges Méliès à Montparnasse

L’histoire de Georges Méliès, considéré comme le père des effets spéciaux au cinéma, est surtout attachée au théâtre Robert-Houdin dans le 9ème arrondissement de Paris ou à ses studios de la Star film, aujourd’hui disparus, à Montreuil-sous-Bois. Pourtant l’inventeur du spectacle cinématographique a aussi passé quelques années dans le quartier du Montparnasse…

Georges Méliès dans la boutique de jouets avec un dessin rappelant son fameux film de 1902, « Le voyage dans la lune ».

Lorsqu’on est passionné de cinéma ou qu’on le pratique en amateur, on croise forcément la route de Georges Méliès (1861-1938) à un moment ou à un autre.
Qui n’a jamais vu cette représentation, maintes fois copiées, de la Lune qui s’est pris une fusée dans l’œil ?

Détail d’un photogramme du film « Un voyage dans la Lune » (1902) de Georges Méliès.

Méliès et la magie… du cinéma

Georges Méliès est né le 8 décembre 1861 à Paris. Son père est dans l’industrie de la chaussure. Après son baccalauréat (1880) et son service militaire (1881-1882), il part en stage à Londres en 1884, mais se prend de passion pour la magie et devient prestidigitateur amateur. De retour en France, il épouse en 1885, Eugénie Genin (1867–1913). Pour vivre, il donne des séances d’illusionnisme au cabinet fantastique du Musée Grévin et présente des numéros au théâtre de magie de la galerie Vivienne, en 1886.

En 1888, lorsque son père se retire des affaires au profit de ses fils, Georges Méliès utilise sa part de l’entreprise familiale pour racheter le théâtre Robert-Houdin (8 boulevard des italiens, 9ème arr.) et y représente des saynètes magiques. Il conçoit de nouveaux spectacles d’illusion et rapidement le succès est au rendez-vous.

Originaire de Vaujours (Seine et Oise), Jehanne d’Alcy(1) (1865-1956), jeune veuve, s’installe à Paris. Elle fait partie du personnel du théâtre Robert-Houdin lorsque Méliès l’achète en 1888. Sa petite taille, sa minceur l’avait fait engager pour tous les truquages et escamotages, car elle devait disparaître dans une cache très étroite.

Tête de Jehanne d’Alcy dans le rôle de la marquise pour « La Source enchantée », saynète magique créée au théâtre Robert-Houdin en octobre 1892.

Antoine Lumière qui tient boutique passage de l’Opéra, convie son voisin Georges Méliès à la présentation d’une invention de ses fils, Auguste et Louis. Le 28 décembre 1895, au Salon indien du Grand Café de l’hôtel Scribe, 14 boulevard des Capucines, dans le 9ème arrondissement de Paris, il découvre alors le Cinématographe Lumière. Le destin de Méliès vient de basculer. Enthousiaste, il tente d’acheter l’appareil, mais les frères Lumière sont inflexibles. Leur invention n’est pas à vendre, prétextant qu’elle causerait sa ruine (finalement plutôt prémonitoire). Mais Méliès n’en démord pas. Il perfectionne un appareil d’Edison acheté à Londres et à partir d’avril 1896, des pièces cinématographiques figurent à l’affiche du théâtre Robert-Houdin.

Un jour qu’il filme place de l’Opéra, la caméra se bloque et, lorsqu’il la remet en marche, les passants et les véhicules se sont déplacés. Lors de la projection, on voit donc les passants se métamorphoser subitement et un omnibus Madeleine-Bastille se transformer en corbillard, avec la famille qui suit derrière : c’est la naissance des scènes à transformation, qu’il utilisera dans de nombreux films, avec bien d’autres procédés comme les caches, les miniatures, le gros plan, les objectifs à foyers différents, le fondu ou la surimpression.

Pour moi, c’est le caractère artistique du cinéma qui me sollicitait. C’est dans ce sens-là que j’ai travaillé pendant deux décades ou peu s’en faut, de 1896 à 1914 et, je puis bien le dire puisque tout le monde le reconnaît, j’ai eu le bonheur de trouver la plupart des procédés de mise en scène qui, de nos jours encore, sont à l’honneur.

Georges Méliès, 1932

Retrouvez sur la chaine La Manie du cinéma, un condensé de la vie de Georges Méliès en 7 minutes chrono.

Pour faire ses films, Méliès exerce tous les métiers : scénariste, décorateur, metteur en scène, acteur. Et lorsqu’il n’est pas devant la caméra c’est aussi lui qui tourne la manivelle. A l’écran, on retrouve aussi Jehanne d’Alcy qui joue tout naturellement dans les premiers films de Méliès et devient ainsi la première star du monde.
Au commencement, le public était friand des scènes à trucs, puis Méliès en vint aux fééries, comme pour La Chrysalide et le papillon (1901). Il reconstitue en studio des actualités truquées comme La visite de l’épave du Maine (1898) ou L’éruption du Mont Pelé (1902). Les histoires se développent et les films s’allongent. Il aborde le film de genre scientifique et géographique avec Le voyage dans la Lune (1902) ou A la conquête du Pôle (1912).

Au début tous ses films étaient tournés en plein air. Il fallait attendre le soleil et craindre la pluie. L’activité se développant, les commandes affluant, il faut tourner tous les jours, quelle que soit la météo.

A la fin du mois de septembre 1896, Méliès fait construire, au milieu du jardin potager de sa propriété de Montreuil-sous-Bois, une grande salle vitrée de tous côtés, le studio A.

Le studio de Montreuil est le premier à posséder une machinerie complète uniquement créée en vue de la réalisation de films avec mise en scène, scénario, acteurs et décors, et Georges Méliès est le premier à construire un atelier de prises de vues pour y réaliser des films destinés à être projetés en spectacle public, c’est pour cela qu’il a le titre de « premier studio du monde ». Le studio B est construit en 1905.

En près de deux décennies, la manufacture de films de Méliès, la Star Film(3), dont la devise est « Le monde à la portée de la main », produit plus de 500 films qui sont distribués internationalement, notamment grâce à sa succursale de New York.

La fin de la magie ?

Méliès cesse toute activité cinématographique en 1913. En mai de cette même année, il perd sa femme et reste seul avec ses deux enfants Georgette, 25 ans (née le 22 mars 1888), et André, 12 ans (né le 15 janvier 1901).

Lorsque la guerre de 1914 éclate, le théâtre Robert-Houdin, devenu un cinéma avec séance de prestidigitation le dimanche seulement, est fermé dès le début des hostilités par ordre de la police.

La scène du théâtre Robert-Houdin avant sa réfection en 1901.

De son côté Jehanne d’Alcy, approchant de la cinquantaine, sa carrière d’actrice terminée, a obtenu en 1914 la gérance d’une petite boutique en bois située d’abord sur le trottoir, puis dans le hall de la gare Montparnasse. Elle y vend des chocolats, des bonbons et des jouets. Elle a aussi réussi à dénicher un petit appartement donnant sur le square Jolivet dans le 14ème arrondissement, à deux pas de la gare, meublé de quelques objets rappelant sa splendeur passée.

Georges Méliès transforme le second de ses studios de prises de vues de Montreuil-sous-Bois en théâtre. C’est le théâtre des Variétés-Artistiques qui fonctionnera de 1915 à 1923. Sa fille Georgette, qui avait débuté à 9 ans dans les premiers films de son père, en devient la directrice et l’animatrice.
Mais la contrefaçon, la concurrence, les problèmes financiers, la première guerre mondiale et les créanciers ont eu raison de lui. Endetté, Méliès est contraint de vendre la propriété familiale de Montreuil-sous-bois qui comprend ses deux studios, sa maison d’habitation, ses décors, ses costumes…

Facture datant du 6 février 1906 à l’entête de la « Manufacture de films pour Cinématographes G. Méliès », située au 13 Passage de l’Opéra à Paris.

En 1922, le théâtre Robert-Houdin fait partie des expropriations dans le cadre du prolongement du boulevard Haussmann.

En 1923, la famille Méliès quitte définitivement Montreuil-sous-Bois. La propriété est vendue par lots, le premier studio du monde subsiste encore quelque temps mais est finalement démoli en 1947. Toutes les caisses contenant les films sont vendues à des marchands forains et disparaissent. La collection complète des cinq cents négatifs des films tournés par Méliès sont cédés à un récupérateur pour en extraire le celluloïd et les sels d’argent. Méliès lui-même, dans un moment de colère, brûle son stock de Montreuil.

En 1924, Méliès est appelé à Sarrebruck par la direction du Cercle des Mines de la Sarre. Il est chargé de reconstituer tout le matériel de leur grand théâtre détruit par les Allemands lors de leur retraite. En cinq mois, il reconstruit avec son fils, André, toute la machinerie disparue et refait tous les décors.

Sauf-conduit de Georges Méliès pour se rendre en 1924 à Sarrebruck en Allemagne (capture extrait du DVD « Georges Méliès », Fechner Productions / Studio Canal, 2008).

Georges et Jehanne à Montparnasse

En 1925, Méliès n’a plus de maison, plus de théâtre. Sa fille, Georgette (1888-1930), habite avec son mari, Amand Fontaine(2) (1894-1988), chez les parents de celui-ci, son fils André (1901-1985) loge chez les parents de sa femme, Raymonde Thomas (1897-1979). A 64 ans, veuf depuis 1913, Méliès est seul et sans foyer. Dans le livre « Georges Méliès, l’enchanteur« , on apprend que Madame Fontaine, la belle-mère de Georgette, joue les entremetteuses. Elle se rend à la gare Montparnasse pour savoir dans quelle disposition envers Méliès, Jehanne d’Alcy se trouve.
Finalement, il l’épouse en seconde noce, le 10 décembre 1925. La cérémonie est très intime, il n’y a qu’une quinzaine de personnes et le repas de noce a lieu à l’hôtel Lutetia.

Le mariage de Georges Méliès et Jehanne d’Alcy a lieu en petit comité le 10 décembre 1925. Ses petites filles Madeleine (2 ans) et Marie-Georgette (4 ans) sont demoiselles d’honneur (capture extrait du DVD « Georges Méliès », Fechner Productions / Studio Canal, 2008).

Georges Méliès emménage avec Jehanne dans son appartement du 18 rue Jolivet, dans le 14ème arrondissement. On le sait notamment car les carnets de croquis de Méliès portent cette adresse en couverture. Elle figure également dans la signature d’une correspondance de 1927 avec Auguste Drioux (1884-1937) fondateur en 1916 de la revue Passez Muscade, journal des prestidigitateurs amateurs et professionnels qui accueille régulièrement les articles et dessins de Méliès.

Dans le trois pièces de la rue Jolivet, on entre par la cuisine, vient ensuite le salon-salle à manger puis la chambre à coucher. L’eau et les WC sont dans l’escalier à mi-étage. Sur le même palier, Jehanne réussit à louer un peu plus tard un second appartement de deux pièces qui sert de remise de jouets et d’entrepôt de friandises pour la boutique.

De 1925 à 1932, Georges Méliès et sa seconde épouse Jehanne d’Alcy, résident au 18 rue Jolivet, dans le 14ème arrondissement, à deux pas de l’ancienne gare Montparnasse, où ils tiennent la boutique de jouets et de confiseries (crédit : Les Montparnos, déc. 2020)

Méliès s’occupe avec Jehanne de la petite boutique dont elle a la concession dans la gare Montparnasse. L’employée de la boutique, Marie Loudou, fait l’ouverture à 8 heures, puis Méliès arrive vers 10 heures.

Georges Méliès devant la première boutique de Jehanne d’Alcy au rez-de-chaussée de la gare Montparnasse. Cette coupure de presse m’a été envoyée par Anne-Marie Quévrain, arrière-petite-fille du cinéaste. Si vous connaissez l’auteur de cette photo ou le journal dans lequel elle a été publiée, laissez un commentaire (crédit : inconnu – source : Cinémathèque Méliès – droits de reproduction réservés).

Jehanne apparait vers midi pour préparer le déjeuner sur un réchaud à pétrole. L’après-midi les représentants passent ou Jehanne va au réapprovisionnement chez les fournisseurs. Méliès garde la boutique. Très affable, il fait vite connaissance avec le petit monde de la gare, comme le patron du bureau de tabac, la marchande de journaux ou M. Sentenac, le gérant de la buvette-restaurant où il va boire tous les jours son café noir.

En 1930, la direction des Chemins de fer de Ouest-Etat leur annonce que des travaux doivent avoir lieu dans le hall et qu’ils doivent quitter le magasin pour le 1er avril au plus tard. A la place, on va leur louer, à l’étage de la gare, une boutique plus grande et plus confortable, mais malheureusement cachée derrière un énorme pilier de ciment. Ils s’y rendent tous les jours par la rampe d’accès de la rue du Départ, mais l’emplacement n’est pas propice et les ventes déclinent. Ils devront d’ailleurs se séparer de leur employée, Mme Loudou.

Jehanne d’Alcy et Georges Méliès au comptoir de leur nouvelle boutique de jouets dans la gare Montparnasse en 1930 (source : Cinémathèque Française)

Pendant les longues heures passées à tenir l’étal de jouets, Méliès s’ennuie, mais il continue à dessiner. Les caricatures les plus touchantes sont sans doute celles sur lesquelles il se représente lui-même enchainé à la boutique de la gare Montparnasse.

(crédit : Georges Méliès – source : Cinémathèque française)

Méliès, grand-père

Dans un entretien de 1932 pour la revue L’image, Méliès raconte que son fils, André, premier comique d’opérette, est sans cesse en tournée, et que son gendre, Amand Fontaine, baryton, n’est pas davantage sédentaire. Au décès de sa fille Georgette, le 29 août 1930, suite à une longue et cruelle maladie qui a débutée en 1928 lors d’une tournée théâtrale en Algérie, Georges Méliès recueille sa petite-fille, Madeleine Fontaine (1923-2018).
Dans l’émission Emmenez-moi de France inter, Madeleine raconte que le matin son grand-père la conduisait à 8h30 à l’école, rue Notre Dame des champs, puis ouvrait le magasin de jouets. A midi il venait la chercher pour déjeuner dans la gare Montparnasse. Le soir ils rentraient dans leur appartement de la rue Jolivet.

Dans un autre entretien, Madeleine raconte également : « Dans cette petite boutique de quatre mètres sur trois, nous prenions tous nos repas, je faisais mes devoirs. Il y faisait très froid l’hiver, mais mon grand-père était aimé de tous les gens de la gare qui venait le matin lui dire un petit bonjour […] Et moi je subissais ses talents de prestidigitateur, il me sortait des cigarettes du nez et des oreilles, il faisait la chasse au pièce de cent sous et gare à moi si je laissais un de mes cahiers ouvert, il était couvert de dessins et de caricatures. »

Méliès demeure à son étale de la gare Montparnasse, douze heures par jour et quarante-neuf semaines par an. Les bonnes années, il arrive à passer trois fois huit jours dans un petit coin de Bretagne.

Méliès avec Madeleine, sa petit-fille, vers 1930, sur la plage de Saint Guirec à Ploumanach, un bourg de la commune de Perros-Guirec (22). Le rocher dans le fond est dénommé le « chapeau de Napoléon » (capture extrait du DVD « Georges Méliès », Fechner Productions / Studio Canal, 2008)

Madeleine se souvient que pendant que son grand-père tient la boutique, elle part parfois en escapade avec sa grand-mère Jehanne. Elles vont au Dôme, à La Coupole ou rue de la Gaité pour manger des frites et des moules marinières. Le soir, pour rentrer à la maison, elles passent devant Le Sphinx, une célèbre « maison » du boulevard Edgar Quinet. Voyant des dames devant l’établissement qui attendent les clients, la fillette demande « Mais qu’attendent-elles donc si tard ? » Sa grand-mère lui répond : « Elles attendent leurs maris, ma chérie. » Madeleine rajoute : « Tiens, alors ce ne sont pas toujours les mêmes maris. »

Méliès sort de l’oubli…

Il se raconte qu’en 1926, un jour comme tous les autres, un cafetier passant par là salue Méliès d’un retentissant « Bonjour, Monsieur Méliès ! ». Léon Druhot, alors directeur du Ciné-Journal, se trouve sur place. Il n’en croit pas ses oreilles, il imaginait Méliès mort depuis belle lurette. Il l’interpelle : « Seriez-vous parent avec Georges Méliès qui faisait du cinéma avant-guerre ? » – « Mais c’est moi-même ».
Druhot demande à Méliès d’écrire une série de sept articles intitulés « En marge de l’histoire du cinématographe » qui paraissent dans la revue Ciné-Journal de juillet à septembre 1926. C’est ainsi que la génération d’après-guerre apprit à connaître le nom et ce qui restait de l’œuvre de Méliès.

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Il n’était cependant pas totalement oublié dans la corporation cinématographique, puisqu’une lettre datée du 28 juin 1926 lui apprenait qu’il venait d’être nommé par acclamations premier membre d’honneur de la Chambre syndicale de la Cinématographie.

Le 16 décembre 1929, quelques-uns de ses films sortis des greniers sont projetés à la salle Pleyel lors d’un gala en l’honneur de Méliès, organisé par le Studio 28 avec le concours de L’Ami du peuple et du Figaro. Un triomphe en présence du tout Paris !

Les jeunes n’ont rien connu du cinéma d’avant-guerre. Aussi ne connaissent-ils de ma production que quelques féeries provenant de la collection Dufayel qui ont survécu par hasard et qu’on a retrouvées il y a 4 ans. Et c’est pourquoi, tout en me couvrant d’éloges, ils me taxent souvent de naïveté, ignorant certainement que j’ai abordé tous les genres.

Georges Méliès

De nombreux journalistes s’indignent des conditions de vie du cinéaste et de l’oubli total des politiques. En mars 1931, lors d’un banquet de la corporation cinématographique, Méliès est enfin reconnu par la profession, avec Louis Lumière, comme « l’un des deux piliers du cinéma français ».

Puis parrainé par Louis Lumière, Georges Méliès reçoit la Légion d’Honneur le 22 octobre 1931 lors d’un banquet de 800 convives au Claridge (Ciné-Comœdia, 23 oct. 1931).

La retraite au château d’Orly

En 1932, la France traverse une grave crise économique. La boutique de jouets n’est plus rentable. Georges Méliès, sa femme et sa petite-fille sont accueillis au château d’Orly, propriété de la Mutuelle du Cinéma, où des retraités du cinéma peuvent couler des jours heureux.

Le 21 janvier 1938, Georges Méliès décède à l’hôpital Léopold Bellan, 19-21 rue Vercingétorix, dans le 14ème arrondissement. Il est inhumé au cimetière du Père Lachaise à Paris.
Pour la petite histoire, en 2019, l’appel aux dons du Georges Méliès Project a permis de recueillir plus de 42 000 euros pour restaurer la tombe du cinéaste. Ce projet est porté par une partie des descendants d’André, le fils de Georges Méliès : son petit-fils, Pascal Duclaud-Lacoste et son arrière petite-fille Pauline Duclaud-Lacoste(4). La restauration est en cours.

La quête des films de Méliès

Sur les 520 films de la Star Film, il n’en restait que huit retrouvés fortuitement et présentés lors de la soirée de gala en l’honneur de Méliès en décembre 1929 : Illusions fantastiques, Papillon fantastique, Le juif errant, Le locataire irascible, Les hallucinations de Münchhausen, Les 400 coups du diable, Le voyage dans la lune et A la conquête du pôle.
Ces films ont été retrouvés tout à fait par hasard. Cette anecdote est racontée dans le livre de Madeleine Malthète-Méliès. Jean-Placide Mauclaire (1905-1966), directeur du Studio 28, « est tombé en panne de voiture dans un petit village normand. Le garagiste qui vient à son aide aperçoit à l’intérieur du véhicule quelques boites de film et dit négligemment : Tiens, il y a le même genre de boîtes dans la laiterie du château de Jeufosse. Intrigué, Mauclaire qui sait que le château de Jeufosse a appartenu à Dufayel, le marchand de meubles qui avait ouvert une salle de cinéma dans ses magasins et avait été un des meilleurs clients de Méliès, se rend au château dès que la réparation est faite. Le garagiste n’a pas menti : des dizaines de boîtes s’entassent dans la laiterie ! ». Mauclaire a dû se livrer à un énorme travail pour les remettre en état pour la projection, les faisant contretyper, pour certaines, et recolorier, comme les originaux.
Dans son allocution, Méliès précise que les films projetés à l’occasion du gala ne représentent qu’un des genres de films qu’il produisait, le genre fantastique ou féérique.

Sa petite-fille, Madeleine Malthète-Méliès, fervente défenseure de l’œuvre de son grand-père, est parvenue à en retrouver 210. La plupart des films a été retrouvé dans le réseau international des cinémathèques mais d’autres l’ont été dans des lieux pittoresques comme un poulailler, un grenier ou une cave. Concernant la collection « non-film » conservée depuis 2005 par la Cinémathèque française, elle se compose de plus d’un millier de pièces : photos de plateau, dessins de Méliès, peintures, affiches, costumes (tel le manteau du professeur Barbenfouillis du Voyage dans la lune), objets magiques uniques (l’armoire du Décapité récalcitrant, le Carton Fantastique de Robert-Houdin).

Anne-Marie Malthête-Quévrain, arrière petite fille de Méliès raconte : « Cette collection est constituée d’éléments achetés en salle de vente, à des collectionneurs, des brocanteurs etc, avec les deniers personnels de mes parents. Ma mère [Madeleine] réinvestissait le fruit de ses droits d’auteur et de ses conférences dans l’achat de ces éléments et le tirage de copies et de safety des films retrouvés« .

Les hommages du cinéma

Georges Méliès apparait lui-même dans la plupart des films qu’il a produit et réalisé entre 1896 et 1913. Mais il est aussi le personnage central d’au moins deux films, à ma connaissance, « Le grand Méliès » de Georges Franju en 1952 et « Hugo Cabret » de Martin Scorsese en 2011, et d’un dessin animé, « Jack et la mécanique du cœur » (2014).

Le magasin de jouets aujourd’hui ?

Il est difficile de reconstituer l’histoire de la boutique de jouets de la gare Montparnasse, depuis le départ en retraite de Jehanne d’Alcy et Georges Méliès. Ma rencontre avec Thierry Leroux, le gérant de la boutique Tikibou (33 boulevard Edgar Quinet, 14e arr.) me permet d’en apprendre un peu plus. En reprenant le commerce en 2004, son prédécesseur, André Carage, lui raconte que dans les années 1960, à l’occasion du projet « Maine-Montparnasse » qui prévoit le démantèlement de l’ancienne gare de l’Ouest et la construction de la Tour Montparnasse, la boutique déménage sur le boulevard Edgar Quinet.

Thierry Leroux, le gérant de la boutique de jouets Tikibou (photos : Les Montparnos, mai 2021)

En visitant les réserves, Thierry remarque les meubles en bois de l’ancienne boutique de la gare et décide de leur donner une troisième vie. A présent vous pouvez les voir en magasin et leurs tiroirs abritent des trésors qui font le bonheur des petits et grands. Véritable caverne d’Ali Baba, Tikibou est comme la partie immergée d’un iceberg. Si vous ne trouvez pas ce que vous cherchez, demandez à la sympathique équipe qui ira peut-être le dénicher dans les nombreux rayonnages des réserves.



Tikibou Jouets
Figurant certainement parmi les plus anciennes et les plus traditionnelles boutiques de jouets de Paris, Tikibou propose des jouets anciens et en bois, mais aussi les dernières nouveautés pour tous les âges et toutes les bourses.
Plus d'infos | tel : 01 43 20 98 79

En savoir plus sur Georges Méliès



Musée Méliès, la magie du cinéma
La Cinémathèque française propose une exposition permanente autour de Georges Méliès, à partir des collections de la cinémathèque et du CNC. Tout au long du parcours, le visiteur découvre plus de 300 machines, costumes, affiches, dessins et maquettes. A partir du 19 mai 2021 - plus d'infos
"Georges Méliès, l'enchanteur"
"Georges Méliès, l'enchanteur" par Madeleine Malthête-Méliès
Pudique et tendre, très documenté, le témoignage irremplaçable de Madeleine Malthête-Méliès sur son grand-père fait revivre l'homme Méliès et toute son époque, dans une réédition revue et augmentée. 
éd. la Tour verte, 2011 - 1ère édition en 1973

(1) Le nom de naissance de Jehanne d’Alcy est Charlotte Lucie Marie Adèle Stéphanie Adrienne Faës (1865-1956). On la connait aussi sous le nom de Fanny Manieux, lors de son premier mariage avec Gustave Marcel Manieux (1856-1887). Veuve, elle épouse Georges Méliès (1861-1938), en seconde noce, en décembre 1925.
(2) Amand Pierre Fontaine (1894-1988), artiste lyrique, mari de Georgette Eugénie Jeanne Méliès (1888-1930), avait pour nom de scène Armand Fix, du nom de jeune fille de sa mère, Pauline Fix (1857-1942).
(3) La Star Film n’est pas une société mais une marque déposée. Georges Méliès réalise ses vues animées avec ses capitaux personnels.
(4) Pour mieux comprendre les liens de parenté de la famille Méliès, consultez cet arbre généalogique.


Cet article publié une première fois en décembre 2020 a été mis à jour en décembre 2021 grâce aux informations données par Anne-Marie Quévrain, arrière-petite-fille de Georges Méliès. Je l'en remercie chaleureusement. 

Les sources de cet article : le site de la Cinémathèque Méliès – Les Amis de Georges Méliès, le documentaire « Le Mystère Méliès » (2020) disponible en replay jusqu’au 12 novembre 2021, « Georges Méliès, inventeur » article de Paul Gilson (L’Ami du peuple, 18 oct. 1929), « Un voyage à travers l’impossible » par Paul Gilson (L’Ami du peuple, 13 déc. 1929), « Georges Méliès » par F. de Casanova (Comœdia, 13 déc. 1929), « A propos du gala Méliès » par Roger de Lafforest (L’ami du peuple du soir, 13 déc. 1929), « Georges Méliès à l’honneur » par Arlette Jazarin (Comœdia, 21 mai 1931), « Aux temps héroïques du cinéma, Georges Méliès » (Mémorial de la Loire et de la Haute-Loire, 19 sept. 1931), « A l’aube du cinéma – Les souvenirs de Georges Méliès » (L’Image, 1er janv. 1932), « Comment Georges Méliès couronna Édouard VII… » (Paris-Soir, 15 mai 1937), « Hier soir à la Cité Universitaire… » par Georges Bateau (Paris-Soir, 8 juil. 1937), « Gloire et tristesse de Georges Méliès » par André Robert (Le Figaro, 24 sept. 1937), « Georges Méliès est mort » par André Robert (Le Figaro, 23 janv. 1938), hommage à Georges Méliès par Georges Sadoul (Regards, 3 fév. 1938), l’interview de Madeleine Malthête-Méliès dans l’émission « Emmenez-moi » (France Inter, 12 mai 2012), l’article « Un énorme livre est sorti pour célébrer le génie pionnier de Georges Méliès » par Etienne Dumont (Bilan, 2 fév. 2021), les sites de la BIFI, de la Cinémathèque de Québec, de Domitor et Wikipedia.

Chez Rosalie

Ce restaurant populaire situé dans le centre de Montparnasse, était l’un des préférés de Modigliani car la propriétaire, Rosalie Tobia, italienne comme lui, servait de nombreux plats de leur cuisine nationale et le laissait parfois payer en dessins et peintures.

Rosalie Tobia au comptoir de sa crèmerie-restaurant au 3 rue Campagne-Première dans le 14e arrondissement de Paris (crédit : inconnu).

Dans un article du 27 mars 1940 pour Marianne, l’hebdomadaire de l’élite intellectuelle française et étrangère, le peintre Foujita se rappelle qu’à la belle époque de Montparnasse « […] tout le monde était fauché. Souvent les artistes, pour payer leur écot, dessinaient sur le mur des restaurants. C’est ainsi que Chez Rosalie, un jour, Utrillo peignit deux fresques sur le mur. Quelques années après, Rosalie put faire découper le morceau de plâtre et le vendre très cher. »

Rosalie Tobia et son fils, Louis, devant la devanture du restaurant « Chez Rosalie ».

Qui est Rosalie ?

Née le 13 mars 1860 à Redondesco (Italie), Rosalie Tobia, de son vrai nom Teresa Anna Amidani*, arrive dans le quartier Montparnasse à Paris en 1887 et rentre au service de la princesse Ruspoli comme femme de chambre.

Par la suite elle travaille chez Odilon Redon (1840-1916). L’un des amis du peintre demande à Rosalie de poser. Elle décide alors de devenir modèle.
Ensuite elle pose pour William Bouguereau (1825-1905), peintre académique qui a une prédilection pour les nus féminins et dont l’atelier est dans le quartier au 75 rue Notre-Dame-des-Champs. Rosalie est présente dans bon nombre de ses œuvres, tels que Jeunesse ou Les agneaux. Elle devient également modèle pour d’autres peintres comme Carolus-Duran (1837-1917), James Whistler (1834-1903), Emile Bayard (1837-1891) ou Pascal Dagnan-Bouveret (1852-1929).

A près de cinquante ans, Rosalie abandonne la carrière de modèle et décide d’ouvrir un restaurant. En 1912, elle fait l’acquisition, pour 45 francs (environ 125 €), d’un établissement ne payant pas de mine au 3 rue Campagne-Première dans le 14e arrondissement à Montparnasse. Est-ce que l’établissement se nommait déjà « Chez Rosalie » ? Est-ce pour cela que tout le monde s’est mis à l’appeler Rosalie ? Mystère…

(crédit : Albert Harlingue / Roger-Viollet – source : Paris en images)

Elle y installe quatre tables rectangulaires avec plateau en marbre et pieds en fonte et six tabourets par table. Difficile d’imaginer 24 personnes dans un si petit espace que certains décrivent comme un « restaurant lilliputien ». La cuisine est largement italienne et la clientèle du midi est surtout constituée par des ouvriers du bâtiment travaillant dans le quartier.

L’intérieur de la crèmerie-restaurant « Chez Rosalie », le repère des artistes désargentés (crédit : Georges Alliés, 1918 – source : Wikipedia)

Rosalie est très protectrice envers les artistes et leur permet parfois de payer leurs repas avec leurs dessins, pour ensuite les accrocher aux murs de la pièce. Ainsi, les jours de dèche, les artistes et les écrivains, comme Guillaume Apollinaire, André Salmon, Max Jacob, Karl Edvard Diriks, Maurice Utrillo ou Moïse Kisling, se donnent rendez-vous « Chez Rosalie ». Dans ce restaurant, vous aviez un repas pour 2 francs et si vous ne pouviez vous offrir une assiette entière, Rosalie faisait aussi les demi-portions ou un minestrone pour 6 sous. Comme on peut le voir sur la photographie de couverture de cet article, Rosalie avait au menu : saucisson, mortadelle, soupe de pois cassés, ragout de porc, spaghetti, pommes de terre, salade de crudité et vin gris.

Par pure coïncidence, l’ouverture du restaurant a lieu la même année que l’arrivée de Amedeo Modigliani à Montparnasse en provenance de Livourne (Italie) via Montmartre.
Rosalie a une affection presque maternelle pour son compatriote Modigliani qui la paye très souvent avec des dessins ou même déjeune à l’œil. Malheureusement Rosalie n’apprécie pas particulièrement le style de Modi, et appelle ses dessins des « gribouillis ». Ils finissent souvent comme papier toilette ou pour allumer les fours.

Dans un article de la revue Toute la coiffure (juillet 1931), Michelle Deroyer rapporte les propos de Rosalie Tobia : « Pour payer son ardoise, Modigliani avait laissé chez moi des dessins. Quand il est devenu célèbre, je les ai recherchés, mais les souris les avaient grignotés.« 

Tête de femme (Rosalie) par Modigliani vers 1915 (ci-contre)

En 1923, le cabaret Le Jockey ouvre juste à l’angle de la rue Campagne-première et du boulevard Montparnasse à deux pas de l’établissement « Chez Rosalie ».

Courant 1924, Rosalie songe à passer la main. Elle fait détacher et vend les deux peintures d’Utrillo qui sont sur les murs du restaurant. Entre 1925 et 1928, Rosalie confie la gérance de sa crèmerie-restaurant à une américaine, Mrs Butler, et séjourne entre Cagnes-Sur-Mer et Paris, gardant un œil sur le commerce. En 1928, elle reprend la gestion du restaurant, qu’elle cède ensuite définitivement en août 1932. Elle se retire dans le sud et décède le 30 décembre 1932. Elle est enterrée à Cagnes-sur-mer.

Qu’est devenu le restaurant ?

Suite au départ de Rosalie, le couple André Rémond et Angèle Merle, marié depuis février 1927, rachètent le restaurant « Chez rosalie » en 1932. Une photo de Ré Soupault semble avoir été prise dans le restaurant en 1935.

Sur cette photo prise rue Campagne-Première, datant vraissembleblement des années 1950-1960, on peut voir une enseigne Chez Rosalie restaurant (source : Wikimedia commons)

Suite au décès d’André Rémond en mai 1956, le restaurant est racheté par André et Yvette Burger, en septembre 1956. L’activité de restauration se poursuit jusqu’en 1966, date à laquelle le restaurant est revendu et menacé de démolition dans le cadre d’un projet immobilier de grande ampleur qui a été réalisé depuis.

Il est parfois difficile d’imaginer qu’avant un bâtiment à la façade sans charme, se tenait un lieu emblématique de la belle époque de Montparnasse…

Le 3 rue Campagne-Première aujourd’hui (crédit : Les Montparnos, octobre 2020)

Au cinéma

Gilles Burger, fils des derniers propriétaires du restaurant, raconte qu’en 1957, le cinéaste Jean Becker et son équipe sont venus faire des repérages dans le restaurant, pour le tournage d’un film relatant la vie de Modigliani et mentionnant ses relations tumultueuses avec Rosalie Tobia. « Montparnasse 19 » est sorti en avril 1958, puis ressorti quelques années plus tard sous le titre « Les amants de Montparnasse », cependant toutes les scènes se passant « Chez Rosalie » ont été tournées… en studio.



Rosalie de Montparnasse 1912-1932
Patrice Cotensin reproduit dans cet ouvrage une dizaine d'articles et entretiens contemporains de Rosalie Tobia qui constitue le "Dossier Rosalie". Certains ont été traduits de l'anglais ou de l'italien car la renommée de Rosalie a dépassé les frontières. Ils offrent des informations de premières mains sur cette petite mère des artistes du quartier Montparnasse des années folles.
Textes réunis et annotés par Patrice Cotensin, éd. L'Echoppe, 2023

* En cherchant des informations sur Teresa Anna Amidani (Rosalie Tobia), je suis tombée sur son acte de mariage avecGiovanni Tobia (Jean Tobia), le 18 juin 1887. Ils étaient alors domiciliés au 165 rue de Sèvres. Jean exerçait comme modèle pour peintre et Rosalie comme femme de ménage. Sur l’acte de naissance de leur fils, Louis Alceo Tobia, né le 21 juillet 1887, il est indiqué qu’ils résidaient au 8 impasse de l’Astrolabe dans le 15e arrondissement.


Un grand merci à Patrice (Paris 9e arr.) pour ses informations précieuses qui ont permis de corriger et d'enrichir cet article.

Les sources pour cet article : Archives commerciales de la France (14 sept. 1912, p. 1265), « Among Paris Artists » par Phil Sawyer (The Chicago Tribune, 16 août 1920), « Carnet des lettres » (Le Rappel, 20 septembre 1925), « Montparnasse avant 1914 » (Le Quotidien, 6 avril 1926), « Rue Campagne-Première » par J. H. (L’Ami du peuple, 29 octobre 1930), « Chez Rosalie » par Michelle Deroyer (Toute la coiffure, juillet 1931, p. 18), « Rosalie, la bonne hôtesse, quitte Montparnasse » par Michelle Deroyer (L’Intransigeant, 19 juillet 1932), « La vie de bohème » par Warmly Bald (The Chicago Tribune, 16 août 1932), « Rosalie, Bright Bhemian, Dies After Retirement » (The Chicago Tribune, 5 janvier 1933), »Rosalie de Montparnasse » par Michelle Deroyer (La Semaine à Paris, 13 janvier 1933, p. 7-8),la crèmerie-restaurant « Chez Rosalie »et sa propriétaire sont mentionnées dans de nombreux ouvrages comme « Kiki, reine de Montparnasse » de Lou Mollgaard (1988), « La Gourmandise de Guillaume Apollinaire » de Geneviève Dormann (1994), « Montparnasse. L’âge d’or » de Jean-Paul Caracalla (1997), « Dictionary of Artists’ Models » publié par Jill Berk Jiminez (2001), « Histoires secrètes de Paris » de Corrado Augias (2013).