L’immeuble Mouchotte

La photographie monumentale d’Andreas Gursky « Paris, Montparnasse II » visible jusqu’au 30 août 2025 à la galerie Gagosian à Paris est l’occasion de parler de l’immeuble Mouchotte conçu par Jean Dubuisson en 1959, dont la façade visible depuis la rue du commandant René Mouchotte ne peut laisser indifférent.

L’opération Maine-Montparnasse

Dans les années 1950, lorsque le projet de déplacer sur l’avenue du Maine la gare de l’Ouest, initialement sise boulevard du Montparnasse, l’idée émerge de réorganiser plus largement le quartier. Cela donne lieu à l’opération Maine-Montparnasse, un chantier qui s’étale sur quatorze ans, de 1959 à 1973, à cheval sur les 14e et 15e arrondissements de Paris, et qui comprend, la nouvelle gare, trois bâtiments reliés par une dalle qui forme un U autour des voies ferrées, l’îlot Vandamme, la tour Montparnasse et son socle. La rue du commandant Mouchotte est percée à cette occasion. Bien que prévu dès l’origine, ce n’est que dans les années 1990, que le jardin Atlantique qui recouvre les voies, est construit et finalise le programme Maine-Montparnasse, mais c’est une autre histoire.

Mouchotte, le plus grand immeuble de logement de Paris

Le projet Maine-Montparnasse prévoit deux immeubles de logements, dont Jean Dubuisson (1914-2011) est l’architecte :

Fils et petit-fils d’architecte, Jean Dubuisson intègre l’école d’architecture de Lille en 1934 puis poursuit ses études à Paris où il obtient son diplôme en 1939. En 1945, il est lauréat du premier Grand prix de Rome. En 1959, on lui commande 1000 logements à Montparnasse : Maine-Montparnasse I, le long du boulevard Pasteur, avec 250 logements de luxe, et Maine-Montparnasse II, rue du commandant René Mouchotte, avec 754 appartements locatifs de 2, 3 et 4 pièces.

Maine-Montparnasse II, qui prend le nom d’immeuble Mouchotte, est le plus grand immeuble d’habitation de la capitale, dont la construction s’étale entre 1959 et 1964, et la livraison en 1966. Il est habité par environ 2000 à 2500 personnes, avec 88 000 m² de logements, des parkings et deux niveaux de caves. Long de 200 m et haut de près de 50 m, l’immeuble Mouchotte comprend 13 cages d’escaliers de A à M et 17 étages.

Une façade en motif écossais

Lors d’une conférence au Pavillon de l’Arsenal, le 14 mars 1991, Jean Dubuisson explique qu’il voulait pour la façade « quelque chose qui ressemble à un [tissu] écossais. » Supportées par une ossature en aluminium rythmée de lignes verticales et horizontales plus ou moins épaisses et rapprochées qui forment la trame écossaise chère à l’architecte, les façades sont recouvertes à 72% de surface vitrée, laissant entrapercevoir l’intérieur des habitations.

En 2010, l’immeuble Mouchotte reçoit le label de Patrimoine du XXe siècle créé par le Ministère de la culture et de la communication qui vise à l’identification et l’étude de l’architecture du 20e siècle afin d’éviter des « pertes irréparables de cet instant de la mémoire européenne. »

L’inspirant immeuble Mouchotte

Le retour sur la rue de l’immeuble Mouchotte, le bâtiment A, a la particularité de proposer des salles communes de réunion ou d’exposition (la bien nommée, salle Modigliani) en rez-de chaussée sur dalle, ainsi que des appartements-ateliers dans les étages pour reloger les artistes du quartier.

A l’occasion des événements de mai 1968, le philosophe Jean-Paul Sartre (1905-1980) l’aurait surnommé l’immeuble rouge, car les drapeaux rouges fleurissaient aux fenêtres de la façade en fonction des convictions politiques de ses habitants.

Dans les années 1970, la singularité de la population de Mouchotte fait de cet ensemble un bastion du militantisme culturel, social et politique qui inspire à Bertrand Tavernier Des enfants gâtés (1977), film en partie tourné sur place.
Cet ensemble a inspiré plus d’un artiste puisqu’on retrouve l’immeuble Mouchotte dans plusieurs films, comme décor ou comme élément central de l’intrigue :

Mouchotte vu par le photographe Andreas Gursky

Jusqu’au 30 août 2025 à la galerie Gagosian à Paris, il est possible de voir « Paris, Montparnasse II, 2025 » , l’œuvre monumentale d’Andreas Gursky, pionnier de la photographie numérique, représentant l’immeuble Mouchotte. L’artiste allemand avait déjà réalisé en 1993 une première photographie de la barre de l’architecte Jean Dubuisson. Il raconte dans le journal Le Monde qu’il « a eu envie de revenir à certains endroits pour voir comment le temps s’inscrivait dans l’image. »

Avec Montparnasse II, réalisée trente deux ans après la première version, on note que la technologie a évolué et permet beaucoup plus de détails. Andreas Gursky explique au journal Le Monde « C’est un bâtiment, mais pour moi c’est surtout un microcosme, une allégorie de la vie. La chose la plus intéressante, dans cette image, c’est qu’on peut voir à l’intérieur. Et c’est fou comme chaque fenêtre est différente. Chaque individu est différent, chacun a des goûts et des objets propres. »

Si vous venez à Montparnasse, pour trouver le point de vue qui permet de voir l’immeuble Mouchotte frontalement comme sur la photo, vous risquez de chercher longtemps. En effet il n’est pas possible d’avoir une telle vision en raison de différents obstacles. Le photographe explique qu’il a créé une image composite depuis cinq points de vue différents et sur une période de trois jours, avant de passer plusieurs mois à recomposer l’image sur ordinateur.

Quand je suis allée voir l’image à la galerie Gagosian à Paris, je suis tombée par hasard sur deux résidentes de l’immeuble Mouchotte venues découvrir comme moi l’œuvre de Andreas Gursky.

Quel avenir pour l’immeuble Mouchotte ?

Cette rencontre fortuite m’a permis d’apprendre que l’immeuble Mouchotte était dans la tourmente. En effet une importante partie de l’immeuble (n° 26) est gérée par un bailleur unique qui, voyant venir l’interdiction à la location des passoires thermiques, a décidé d’effectuer une isolation extérieure des appartements, ce qui va modifier substantiellement la façade et oblige le restant des copropriétaires des n° 8 et 20 à s’aligner sur cette décision. Le coût exorbitant de l’opération d’isolation est difficilement supportable par les copropriétaires. Pourtant le changement climatique impose de repenser l’habitat, mais comment le faire en conservant ce témoignage exceptionnel de l’architecture des années 1960 qu’est l’immeuble de Jean Dubuisson. La réponse à ce dilemme sera peut-être dans l’innovation des matériaux et des pratiques architecturales. En attendant une pétition est en préparation. A suivre…


"Paris, Montparnasse II" (2025), d’Andreas Gursky, à la galerie Gagosian, à Paris. Photos : Thomas Lannes/Andreas Gursky/ADAGP, Paris, 2025

ANDREAS GURSKY (jusqu'au 30 août 2025)
La galerie Gagosian expose quatre photographies d’Andreas Gursky dont notamment Paris, Montparnasse II (2025), l'image monumentale de la façade de l'immeuble Mouchotte. Le photographie réexamine cette image en retraçant les changements que le temps a inscrits sur l’architecture et ses occupants depuis la première image réalisée en 1993.
Gagosian - 9 rue de Castiglione, 75001 Paris - site

Les épreuves de Jeanne Esmein

Née en 1928, Jeanne Esmein, artiste peintre et graveur, a passé pratiquement toute sa vie dans le quartier Montparnasse. Témoignage.

Connaissant mon goût pour l’histoire du quartier Montparnasse, un ami m’a présenté sa mère Jeanne Esmein, artiste peintre et graveur, qui a vécu quasiment toute sa vie entre la rue d’Assas et la rue du Montparnasse à Paris.

Qui est Jeanne Esmein ?

Née le 18 janvier 1928 à Poitiers, Jeanne Esmein est arrivée en 1933 à Paris au 120 rue d’Assas (6e arr.) avec ses deux frères, Maurice et Jean et sa sœur Isabelle. Il y a à peine sept ans d’écart entre l’ainé Maurice et la plus jeune Jeanne. Leur père Paul, fils de l’historien du droit et constitutionnaliste Adhémar Esmein (1848-1923), est professeur de droit d’abord à la faculté de droit de Poitiers puis à l’université de Paris. Leur mère Marcelle, née Roux, tient le foyer.

Le frère ainé de Jeanne qui s’appelle Maurice comme l’oncle mort pour la France, fait des études de droit pour devenir professeur sur les traces de son père, tandis que le benjamin, Jean, est scolarisé au lycée Saint-Louis et veut devenir marin. Isabelle fait du grec et du latin, mais Jeanne est casée dans les « modernes » et apprend l’Allemand.

Montparnasse sous l’occupation

Lorsque la guerre éclate en 1939, Isabelle et Jeanne, qui ont respectivement 13 et 11 ans, sont confiées à des amis de Poitiers. Jeanne n’a plus du tout envie d’apprendre l’Allemand. Chez eux, elles écoutent beaucoup la radio pour s’informer. Le 17 juin 1940, elles entendent le discours du maréchal Pétain. Jeanne se souvient qu’elle était furieuse : « Pétain disait qu’on n’était plus apte à se battre. C’était abominable. J’aurais bien cassé le poste. »

Vers 1941-1942, les sœurs reviennent rue d’Assas dans un Paris toujours occupé par les nazis. Jeanne fréquente le lycée Fénelon. Elle doit traverser à pied le jardin du Luxembourg pour s’y rendre. L’établissement est très peu chauffé et il faut beaucoup se couvrir pour supporter la morsure du froid. Une de ses amies de classe est Hélène Bouligand, la fille du mathématicien Georges Bouligand. Ensemble elles essayent de jouer des comédies de Molière, comme Le Misanthrope, qu’elles montent dans une petite salle de sociétés savantes à côté de l’Odéon.

A 21 ans, Maurice, le frère ainé, se cherche un travail. Il rejoint la fabrique de produits artisanaux d’un ami qui s’adapte aux besoins de l’époque. Comme il n’y a plus de caoutchouc, il fait des ressorts pour maintenir les bas des dames.
Jean, le second frère qui rêve de devenir marin, est admis à l’école navale de Toulon, mais doit changer de voie suite au sabordage de la flotte française en novembre 1942. Il se retrouve à Lyon et étudie l’électricité puis est nommé dans un sous-marin.

Jeanne croise souvent les allemands dans leur grosse voiture, mais les moyens de transport pour les parisiens sont plus aléatoires. L’essence étant devenue introuvable, la Société des transports en commun de la région parisienne (STCRP) fait fonctionner ses véhicules au gaz de ville. Jeanne se souvient des bus à gaz qui remontent la rue d’Assas (ligne U ?) surmontés d’un énorme carénage protégeant un réservoir « gonflé » au gaz de ville.
De temps en temps Jeanne pousse en vélo jusqu’à l’avenue Victor Hugo, près de l’arc de triomphe, pour rendre visite à sa grand-mère paternelle, Valérie Le Blant, veuve d’Adhémar Esmein.

Paul, le père de Jeanne qui parle très bien allemand est sollicité par l’occupant pour écrire dans d’importantes revues germaniques. Mais il ne peut oublier la mort de son frère Maurice sur le champ de bataille de la première guerre mondiale. Et aux allemands venus le solliciter chez lui, il aurait répondu : « La porte est derrière vous, vous n’avez qu’à l’employer pour vous en aller. » raconte Jeanne Esmein, avec une certaine fierté dans la voix.

Pendant l’occupation, en pleine période de rationnement, Marcelle, la mère de Jeanne, se démène pour nourrir toute la famille. Elle a des cousins qui s’occupent d’une sucrerie du côté de Lizy-sur-Ourcq et possèdent quelques terrains de chasse. « Ils lui fournissent quelques bestioles qui passaient sous leurs fusils et quelques sacs de sucre » se rappelle Jeanne.

Le frère de Marcelle, André Druelle, l’oncle de Jeanne par sa mère, vit à Ecorcheville près de Pont-l’évêque en Normandie. Il a là-bas une gentilhommière avec des vaches et peut de temps en temps leur fournir du beurre.
Le père de Jeanne a même rapporté de Normandie un demi cochon et a traversé Paris avec l’animal dans une valise. « Ce qui était quand même osé pour un professeur de droit » ironise Jeanne.

Parfois la famille Esmein croise Ossip Zadkine qui d’un pas rapide vient chercher son pain à la boulangerie juste en face du 120 rue d’Assas. Jeanne se souvient : « on le trouvait très étrange. » Depuis 1928, le sculpteur a son atelier au 100 bis rue d’Assas.

Marcelle discute beaucoup avec la boulangère. Quand elle rapporte des coings de la maison familiale de Luzarches près de Chantilly, elle lui demande de les cuire avec le pain dans un grand baquet. Le sucre n’étant pas courant, toute la famille mange les coings cuits avec des morceaux de sucre cristallisé. « Ça avait un parfum spécial » se rappelle Jeanne.

Jeanne sera peintre ou graveur

A la fin de la guerre, Jeanne a 17 ans. Sa sœur Isabelle a réussi son baccalauréat, le bacho comme on l’appelle à l’époque. Jeanne a passé avec succès la première partie : histoire géographie, langue étrangère… mais pour la seconde partie elle est interrogée en philosophie sur Spinoza dont elle n’a jamais entendu parler. Elle rate l’examen et décide de ne pas le retenter. Jeanne préfère la peinture et appréciait beaucoup les cours de dessin du lycée Fénelon. Un professeur compréhensif lui faisait recopier des œuvres. Le dimanche la famille Esmein se rend à pied au Louvre qui est alors gratuit. Ils vont souvent voir le tableau d’Eugène Delacroix, La Mort de Sardanapale, que la famille a rebaptisé, non sans humour, « Sardine à poil. »

Après le lycée Fénelon, et une brève incursion chez Fernand Léger, rue Notre-Dame des champs, Jeanne fréquente les cours de Pierre Jérôme (1905-1982) à l’Académie Julian au 31 rue du Dragon (6e arr.) de 1947 à 1950 – l’actuelle école Penninghen. Elle suit aussi parfois les cours de gravure de Robert Cami (1900-1975), professeur aux Beaux-arts.
Sa mère Marcelle n’est pas convaincue par une carrière artistique, mais son père Paul, dont le frère Maurice était peintre, est plus compréhensif. D’ailleurs Paul est resté en contact avec des artistes amis de son frère décédé, comme Jean Buhot, fils du graveur Félix Buhot.

Finalement Jeanne est davantage attirée par la gravure que par la peinture. « C’était un peu un mystère. Comment avec une plaque de métal et de l’encre pouvait-on reporter sur papier un dessin avec une telle vivacité ? » s’étonnait Jeanne. Jean Buhot lui explique les différentes façons de graver que lui avait enseignées son père.

Il y a le choix du support : bois, métal ou plexiglas de nos jours. Selon le support le principe est très différent. Avec le bois gravé avec une gouge, le creux ne prendra pas l’encre, c’est le relief qui fera le noir ou la couleur, comme avec un tampon encreur. Avec le métal c’est l’inverse, puisque l’encre vient se loger dans le creux des sillons du dessin. On peut utiliser plusieurs métaux, mais pour Jeanne l’acier est trop dur et le zinc trop mou, elle opte comme beaucoup pour le cuivre. Plusieurs techniques permettent de graver sur le cuivre, en utilisant une pointe sèche, un burin ou de l’acide, comme le perchlorure de fer. On applique aussi une résine de colophane saupoudrée pour la technique de l’aquatinte si on veut protéger la plaque de la morsure de l’acide. Et si on laisse l’acide mordre trop longtemps, le métal peut être complètement transpercé.

Jeanne raconte « avec l’acide il faut se méfier, car les émanations ne sont pas bonnes à respirer. J’ai à peu près tout pratiqué, un peu moins le burin, car manier l’outil demande une certaine dextérité. En plus l’outil doit être bien aiguisé et l’aiguiser est difficile.« 
Pour la technique de la gravure à l’eau forte, il faut appliquer au pinceau ou au tampon un vernis pour empêcher l’acide d’attaquer les surfaces non gravées. Pour la technique de l’aquatinte on utilise une résine saupoudrée et durcie par échauffement qui sert à obtenir des surfaces unies et grisées.

Jeanne m’a parlé d’épreuves, de tirages, de grattoir, de brunissoir, de tarlatane, … et de son art exigeant avec un tel enthousiasme communicatif que je préfère m’arrêter là pour la description du travail de graveur, au risque de raconter des bêtises(1).

Jeanne a dû chercher un travail. Sa mère connaissait quelqu’un qui dirigeait un atelier de dessin pour tissu du côté de l’Opéra. Son don pour le dessin était bien utile pour faire les pré-maquettes des impressions de tissu. Jeanne se rappelle qu’elle travaillait huit heures par jour dans un atelier baigné de lumière du jour. Les acheteurs étaient surtout des italiens et les tissus étaient pour un usage de la vie quotidienne. Il fallait constamment se renouveler.

Jeanne travaille dans cet atelier jusqu’à la naissance de son fils Olivier en 1954. Après son congé maternité, elle en a assez de l’atelier de tissu et cherche un autre emploi. Son père travaillait alors pour une maison d’édition qui publiait des encyclopédies juridiques et qui avait lancé un équivalent pour la médecine, l’Encyclopédie médico-chirurgicale (EMC). Ils avaient besoin de dessins à partir de vues opératoires. Jeanne raconte « Je n’assistais pas aux opérations mais j’ai dû apprendre l’intérieur du corps. C’est très difficile à s’imaginer. On m’a fourni des livres et à partir de croquis, je faisais des volumes pour que ce soit ressemblant. » Jeanne exerce cette activité jusqu’à la fin des années 1980. Les locaux étaient au 13 rue Séguier près de Saint-André des Arts. Comme un signe du destin, il faut noter qu’à cette même adresse Arthur Rimbaud (1854-1891) a logé quelques temps.

La poésie de Rimbaud, Rilke, …

Au début des années 1950, Jeanne est transportée par Les Illuminations , un recueil de poèmes en prose ou en vers libres composés par Arthur Rimbaud entre 1872 et 1875. Elle en fait plus tard des dessins à la plume puis des gravures.

A la même époque, elle entre à l’Académie de la Grande Chaumière où elle est élève d’André Lhote (1885-1962), puis d’Édouard Goerg (1893-1969).
Elle rencontre Louis Guillaume (1907-1971), écrivain et poète breton qui reçoit le prix Max Jacob pour Noir comme la mer en 1951, ami de Marcel Béalu (1908-1993), écrivain poète et libraire.

Louis Guillaume et Marcel Béalu font tous les deux partie de l’École de Rochefort, fondée pendant la guerre en 1941 à Rochefort-sur-Loire (49) par Jean Bouhier (1912-1999) et le peintre Pierre Penon (1902-1972) et qui constitue, après le Surréalisme, un des principaux mouvements de la poésie française du XXe siècle. On y retrouve notamment René Guy Cadou, Jean Rousselot, Michel Manoll, Eugène Guillevic, Pierre Béarn, Pierre Albert Birot, Louis Émié ou Jean Follain. Ils écrivent tous mais ont généralement un autre travail. Par exemple Louis Guillaume dirige une école municipale dans le quartier du Marais.

Jeanne collabore avec Louis Guillaume à plusieurs reprises, notamment sur le recueil Présences en réalisant une série d’illustrations des poèmes.

Louis Guillaume dit de Jeanne Esmein : « Dans ses extraordinaires dessins à la plume où la perspective joue plus d’un tour, comme dans ses peintures dont l’éclairage tamisé est un élément du mystère, Jeanne Esmein sait toujours faire oublier son métier qui est très sûr. Appuyée au réel tout en le dominant, elle ouvre les portes du fantastique sans fracas mais de la plus envoûtante façon.« 

L’installation rue du Montparnasse

Jeanne travaille à mi-temps pour pouvoir s’occuper de son fils, Olivier, qu’elle élève seule aidée de sa mère, Marcelle. En 1958, cette dernière décède bien trop tôt à l’âge de 61 ans. Jeanne reste avec son père, Paul, et son fils, Olivier, au 120 rue d’Assas. Mais au décès de son père en 1966, l’appartement de sept pièces « qui appartenait à la papauté » est bien trop grand pour deux personnes. Souhaitant rester dans le quartier, un échange d’appartement est organisé en 1967 avec une famille qui vivait à six personnes au 3ème étage du 58 rue du Montparnasse (14e arr.). C’est d’ailleurs à cette adresse que j’ai fait la connaissance de Jeanne Esmein, plus précisément notre première rencontre s’est faite à la crêperie qui porte bien son nom, « Chez Jeanne« .

Outre la peinture à l’huile, Jeanne s’exprime au travers de plusieurs techniques comme l’aquarelle, le crayon, la gouache et la gravure à l’eau forte où elle excelle. A partir de 1969, elle organise un atelier de gravure, rue du Montparnasse, où elle accueille de nombreux élèves.

Évidemment comme je m’intéresse à l’histoire de Montparnasse, je lui demande si elle a fait des peintures ou des gravures à ce sujet. Mais finalement, bien qu’elle y habite depuis de très nombreuses années, Jeanne a très peu représenté le quartier dans ses œuvres. Tout au plus elle me montre un dessin au crayon et deux aquarelles.

Tout au long de sa carrière artistique, Jeanne réalise des gravures pour illustrer les textes de Maupassant, Rainer Maria Rilke, Giono, Bernard Clavel et bien d’autres, mais elle est particulièrement connue pour son travail en lien avec les poèmes d’Arthur Rimbaud qu’on peut retrouver au musée de Charleville-Mézières ou dans les revues comme « Rimbaud vivant ».
Elle expose à Deauville, Düsseldorf, Barcelone, Lyon, Fontainebleau, Bruxelles, Zurich, Strasbourg, Vendôme, Francfort, Tokyo, …

Lorsque Jeanne me montre la plaque de la gravure illustrant le poème de Rimbaud, « Le Dormeur du val » et un tirage 1er état, je remarque qu’il manque les deux étoiles gravées sur le torse du dormeur, présentes sur la plaque mais absentes sur le tirage. Jeanne m’explique qu’à son âge elle ne peut plus faire ses tirages sur sa presse et qu’elle va aller chez le taille doucier Moret, un atelier fondé en 1947, 8 rue saint Victor (5e arr.). C’est lui qui fera les nouveaux tirages en suivant ses consignes.

L’exposition à l’atelier Gustave

En mars 2025, Olivier Esmein organise à l’atelier Gustave une exposition en l’honneur de sa mère Jeanne. C’est l’occasion de découvrir une quarantaine de toiles et une vingtaine de gravures.

Pour ma part j’ai été particulièrement attirée par une grande toile de 1954 intitulée « La guerre » et par une gravure d’un des poèmes de Rimbaud, « Villes ». A chaque fois que je la regarde j’ai l’impression de découvrir un nouveau détail. Je suis totalement hypnotisée. Il est certain que depuis que j’ai rencontré Jeanne Esmein, je ne vois plus la gravure de la même manière. Ce à quoi elle me répond avec un air espiègle et enjoué : « Tant mieux ! C’est très positif !« .

Le VEC, vous connaissez ?

Dans les années 1970, le parking de la rue de Rennes à Paris expérimente un système innovant de transport de personnes appelé VEC et dont on peut encore voir les traces de nos jours.

Si vous êtes usager du parking souterrain du 153 bis rue de Rennes à Paris dans le 6e arrondissement, vous avez certainement emprunté cette étrange rampe d’accès piéton pour en sortir ou pour récupérer votre voiture. Une rambarde à mi-hauteur sépare deux zones distinctes dont l’une peinte en claire, celle où le piéton se déplace actuellement, est surélevée par rapport à l’autre peinte en noir.

Une courte séquence vidéo postée sur YouTube en février 2020, mais qui est peut-être plus ancienne, montre qu’avant sa rénovation, les piétons circulaient sur la zone en contrebas et que le parcours est très sinueux avec au moins deux virages, un à gauche puis un autre à droite.

Vous commencez à me connaitre, il ne m’en fallait pas plus pour investiguer. Mais je ne savais pas bien par où commencer. C’est finalement la bonne fée Sérendipité qui m’a offert la réponse. Au détour de mes recherches sur le web et les réseaux sociaux sur l’histoire de Montparnasse, je suis tombée sur le blog d’un jeune centenaire, ancien ingénieur civil des Mines, Docteur ès sciences en génie mécanique, Marcel Kadosch. C’est une mine d’informations notamment pour celles et ceux qui voudraient approfondir les aspects techniques de cette histoire. On le retrouve aussi dans l’émission Parigo de France 3 Paris Ile-de-France, diffusée le 18 septembre 1921, mais qui n’est malheureusement plus visible en ligne sauf un extrait sur Twitter et Facebook.

Cette histoire débute dans les années 1970 lorsque la Fédération nationale d’achat des cadres (FNAC), fondée en 1954, envisage de s’installer au 136 de la rue de Rennes, sur le site de l’ancien Grand bazar de la rue de Rennes. Anticipant une hausse de l’affluence et afin d’éviter le stationnement sauvage dans la rue, les pouvoirs publics mettent une condition à cette installation avant de délivrer le permis de construire : trouver un parking. La FNAC négocie alors le sous-sol du Collège Stanislas tout proche pour créer un accès à un parking existant juste en face du magasin et ainsi drainer le flux des usagers vers la zone commerçante.

Emplacement de l’entrée du parking au 153 bis rue de Rennes. La FNAC se trouve sur le trottoir d’en face quelques mètres plus haut sur ce plan.

Par contre pour sortir une fois leur voiture garée, les usagers du parking ne peuvent emprunter un ascenseur, sous peine de déboucher au milieu de la cour de récréation du collège. Un escalator ou un tapis roulant sont envisagés, mais comme il faut contourner un site classé des catacombes puis la piscine souterraine du collège, ces moyens sont rendus impossible.

Un appel d’offre est lancé pour un système de transport de passagers (People mover) dont le gabarit aller-retour ne dépasserait pas 2,75 mètres sur une pente de 8% avec un virage sur la gauche de rayon 15 mètres aussitôt suivi d’un virage sur la droite de même rayon, dessinant un S.

Dans le quotidien Le Monde du 24 octobre 1973, on peut lire que c’est la société anonyme VEC (domiciliée à Maurepas) qui a été choisie pour relever ce défi. Pour parcourir les 110 mètres qui séparent le parking de la sortie piéton et vice versa, le système prévoit de comporter dix-huit véhicules de deux places se succédant à 10 secondes d’intervalle. La capacité serait de 360 passagers à l’heure pour un coût de 8 000 F par mètre de voie double. Ce qui fait dire aux dirigeants de la FNAC que « le confort donné au client ne coûte rien. »

En 1972, le système VEC avait déjà été testé pendant deux mois sur un tronçon de 170 mètres sur la dalle de La Défense. Vous pouvez vous faire une idée avec cette archive diffusée dans l’émission Parigo de France 3 Paris Ile-de-France :

Marcel Kadosch raconte que le système VEC a été élaboré en 1970 par François Giraud, un ingénieur passé par la société Bertin & Cie, promoteur de l’Aérotrain. Le système entièrement basé sur des principes physiques élémentaires, n’utilise ni ordinateur, ni microprocesseur qui n’existe pas encore à l’époque, mais de simples relais électriques. Ces véhicules, qui ne sont munis d’aucun moteur, sont portés par un convoyeur, une sorte de courroie faite d’éléments articulés qui lui permettent de prendre des courbes. Le convoyeur est mu par des moteurs électriques linéaires transportant d’un bout à l’autre de la ligne des véhicules de deux places. A chaque extrémité de la ligne, une plaque tournante permet le retournement des véhicules du quai d’arrivée au quai de départ. Les moteurs électriques linéaires sont des inducteurs (primaires) disposés au sol le long de la voie tous les 5 mètres entrainant à la vitesse de 5 mètres par seconde des induits (secondaires) réduits à de simples plaques de cuivre. Ainsi les éléments composant la chaine de convoyeur sont des plaques de cuivre portées par des patins en bois ou en plastique glissant dans deux rails en U.
Un mode accélération-décélération est prévu pour prendre en charge les usagers à la vitesse de 0,35 m par seconde au point de départ, puis accélérer jusqu’à 5 mètres par seconde, pour finalement ralentir à nouveau pour permettre aux usagers de descendre au point d’arrivée.

Mais la configuration du parking de la rue de Rennes a donné du fil à retordre aux ingénieurs, si bien que lorsque la FNAC ouvre ses portes le 12 mars 1974, le people mover n’est pas encore en service. Marcel Kadosch raconte encore que les techniciens qui travaillaient d’arrache-pied sur le site, étaient confrontés aux remarques sans indulgence des usagers du parking.

A la fin des années 1970, le VEC, un système de transport de passagers par petites cabines de 3 places permettait aux usagers du parking de parcourir les derniers mètres soit vers la sortie du côté de la rue de Rennes, soit vers leur véhicule stationnée au parc souterrain. (source : brochure de la SA VEC)

Finalement le système VEC a été évalué en novembre 1976 par une commission d’homologation désignée par le Secrétariat d’État aux transports, représentant l’Institut de recherche des transports (IRT) et la Région autonome des transports parisiens (RATP). Il a été exploité pendant deux ans entre 1977 et 1978, transportant environ un million d’usagers par an.

Le VEC à Montparnasse est resté au stade du prototype qui n’a pas duré assez longtemps pour que les usagers le réclame. Et aujourd’hui presque tout le monde a oublié qu’il y avait un tel système pour parcourir les 110 mètres de la rampe d’accès du parking de la rue de Rennes.

Les sources pour cet article : le blog de Marcel Kadosch : « Essais et démonstration du système VEC » (9 octobre 2019), « Une technologie simple : VEC » (31 octobre 2019), « Le système Vec à la Fnac : des embuches » (1er mars 2020), une série d’articles dans Le Monde : « Un système de transport automatique constitué de véhicules à deux places va être installé dans la capitale » par Dominique Verguèse (24 octobre 1973), « Le piéton accéléré » par Dominique Verguèse (31 octobre 1973), « À Paris, rue de Rennes, des véhicules automatiques pour les clients de la Fnac » par Dominique Verguèse (29 novembre 1974), « Disneyland sous le collège Stanislas » (30 novembre 1974) ainsi que l’émission Parigo sur les métros oubliés et lignes disparues (France 3, 18 septembre 2021), « Il y a 50 ans La Défense testait un système de transport hectométrique innovant » (Defense-92.fr, 19 juillet 2022).

Les cantines des artistes

Au tout début du 20e siècle, Montparnasse est devenu le quartier des artistes en mal de fonds. De la première Guerre mondiale aux années folles, la misère sévit et la solidarité s’organise sous plusieurs formes.

Le banquet de Braque du 14 janvier 1917, par Marie Vassilieff. La dessinatrice s’est représentée avec un couteau prête à découper une volaille tenue par Matisse. On reconnait Blaise Cendrars à sa main droite amputée. Dans le fond, Modigliani fait une entrée tonitruante, menacé d’un pistolet par Alfred Pina, le compagnon du moment de Beatrice Hastings (source : « Une journée avec Marie Vassilieff », éd. Bernard Chauveau, 2019).

Quand on pense à l’âge d’or de Montparnasse, on s’imagine peut-être une période frivole et tourbillonnante, mais lorsqu’on y regarde de plus près, ce fût surtout une époque de grande misère pour la plupart des artistes qui ne pouvaient vivre de leur art.

Victor Libion, le patron auvergnat de La Rotonde à partir de 1911, est connu pour faire crédit à de nombreux artistes et il achète parfois des toiles pour effacer une ardoise. Il donne même consigne à ses serveurs de ne pas exiger le renouvellement des consommations. Les artistes pouvaient ainsi rester au chaud pendant des heures devant un verre vide. Il se raconte même qu’il laissait la livraison de pain frais quelques instants sans attention, pour permettre aux plus affamés d’en chiper un morceau.

La modèle Aïcha, qui vit à la Villa Falguière près de Vaugirard (15e arr.) raconte dans Mon Paris (juin 1936) : « Une cité dont le proprio n’était pas dur. Heureusement, vu que ni Soutine, ni Modigliani, ni Kisling, ni Foujita n’étaient bien riches. […] Je faisais la popote pour tout le monde et bien souvent j’ai eu le bonheur de faire l’avance du marché avec l’argent de mes poses. »

Autant dire qu’il n’était pas toujours facile de manger à sa faim tous les jours. Et la première Guerre mondiale n’a rien arrangé à la situation.

Dans ses mémoires, Kiki de Montparnasse, arrivée à Paris en 1913 à l’âge de 12 ans, raconte qu’un soir de grand froid, alors qu’elle était sans toit avec une amie modèle, elles se retrouvent impasse Falguière cherchant refuge chez un artiste de leur connaissance. Malheureusement il n’est pas disponible et à la place elles tombent nez à nez avec Chaïm Soutine qui leur propose de venir chez lui. « On rentre dans son atelier, d’un geste il nous montre son lit et comme nous grelottons de froid, toujours sans dire un mot, il commence avec une frénésie qui ne nous rassure guère à casser le peu de meuble qui lui restent ! Il fait un bon feu, mais nous ne le remercions pas ! Nous sentons que ça l’ennuierait ; On se contente de le regarder avec des yeux reconnaissants, car on comprend la beauté de son geste. […] Merci Soutine. Un triste soir d’hiver, tu as mis un peu de soleil dans le cœur de deux petites filles malheureuses ! »

La vie de bohème s’accompagne souvent de solidarités et au fil des années et des épreuves, cette solidarité s’organise.

La cantine de Marie Vassilieff

Arrivée en 1905 à Paris, à vingt ans, Marie Vassilieff intègre rapidement le milieu artistique de Montparnasse et fréquente notamment Sonia Terk Delaunay, André Salmon, Pablo Picasso, Georges Braque et Guillaume Apollinaire. En novembre 1911, Marie Vassilieff installe sa propre académie dans son atelier du 21 avenue du Maine (15e arr.) qui devient un lieu important de rencontre et de débats à Montparnasse.

Impasse Montparnasse, accessible depuis le 21 avenue du Maine à Paris (15e arrondissement).

Dans cette impasse du 21 avenue du Maine dans le 15e arr. de Paris se trouvait l’atelier de Marie Vassilieff, à droite sur cette photo, quelque peu caché sous la verdure (photo : Les Montparnos, mai 2010)

Lorsque la première Guerre mondiale éclate, la vie est chamboulée. A Montparnasse, une communauté bigarrée et cosmopolite vit en marge de la guerre souvent dans la misère. Bouleversée par le sort de ses amis artistes, Marie Vassilieff ouvre dans son atelier une cantine pour celles et ceux restés à Paris. Inscrite comme club privé, cette cantine peut rester ouverte toute la nuit.

Elle nourrit 45 personnes par jour et après le couvre-feu, on tire les rideaux et la soirée peut se poursuivre. En plus d’un repas servi pour quelques centimes, les nuits s’accompagnent de musique et de danse pour oublier quelques instants le contexte. Pablo Picasso, Amedeo Modigliani, Marc Chagall, Henri Matisse, Chaïm Soutine, Georges Braque, Blaise Cendrars, Fernand Léger, Max Jacob, Guillaume Apollinaire, Raymond Radiguet, Beatrice Hastings, Marie Blanchard, Ossip Zadkine, Alfredo Pina, Marcel Gromaire, entre autres, fréquentent la cantine, parfois même sans payer.

Le 14 janvier 1917, avec l’aide de Max Jacob, elle donne un banquet en l’honneur de la guérison de Georges Braque. En effet pendant sa mobilisation, il avait été blessé à la tête et laissé pour mort sur le champ de bataille. Vers 1929, elle en fera une gouache sur carton, dont vous pouvez voir une reproduction en tête de cet article. Cette cantine laissera un vif souvenir à tous les bénéficiaires qui y trouvèrent sans doute un espace hors du temps présent, entre rencontre et art, loin de la boucherie du front. Elle décide de fermer la cantine début 1917 et quelques mois plus tard donne naissance à son fils Amar, dit Pierre. Mais la Grande dépression provoquera sa réouverture en 1929.

Cantine de Marie Vassilieff – 21 avenue du Maine – Paris 15e arr.

L’Entraide artistique française

Vers 1917, le peintre et illustrateur français Henri Zo (1873-1933) crée l’Entraide artistique française qui a permis de mettre en place des cantines ambulantes pour aider les familles d’artistes en difficulté et l’organisation d’expositions au profit des veuves des artistes morts pendant la guerre.

En faisant des recherches à la Bibliothèque historique de la ville de Paris (BHVP) je suis tombée sur cette image collée sur une feuille volante de la collection L’Esprit. En légende on peut lire que cette cantine proposait quatre services par jour et servait environ 120 repas.

L’Aide amicale aux artistes (AAAA)

Cette association, active pendant une dizaine d’années à partir de 1921, n’est pas à proprement parlé une cantine, pourtant elle a rendu bien des services aux artistes pendant cette période. Dans le livre Zamaron, un flic ami des peintres de Montparnasse, Olivier Philippe consacre plusieurs pages à l’AAAA. L’idée de cette association viendrait de l’homme de lettres, grand amateur d’art, Gustave Fuss-Amoré qui aurait réussit à convaincre le commissaire Zamaron et les époux Gustave et Rachel Kahn de se lancer dans une œuvre philanthropique. L’Aide amicale aux artistes (AAAA) nait le 29 novembre 1921. Rachel Kahn (née Élisabeth Rose Dayre) en devient la présidente et Zamaron, l’un des vice-présidents.

Les statuts de l’Association loi 1901 posent les règles. L’idée n’est pas de faire la charité mais de permettre aux artistes de s’exprimer en les soulageant des soucis matériels. L’association propose un système de prêt sur gages. Elle achète des œuvres à des artistes dans le besoin, qui en restent les propriétaires et peuvent en disposer pour une exposition. Si l’œuvre trouve acheteur, l’AAAA est remboursée pour le gage et le bénéfice est partagé entre l’artiste et l’association, ainsi le soutien aux artistes peut se poursuivre. Si l’œuvre ne trouve pas acquérir, le gage est vendu plus tard lorsque la côte de l’artiste a grandi. Toutes les œuvres confiées ou données à l’AAAA sont entreposées dans un garage d’immeuble rue de Vaugirard.

L’AAAA se finance en partie grâce aux cotisations des adhérents (20 F), donateurs (100 F) et bienfaiteurs (500 F et plus), mais ça ne suffit pas. Il est demandé aux artistes les plus aisés de faire des dons.

Ainsi du 14 au 31 mars 1928, l’AAAA organise une exposition-vente à la Galerie Armand Drouant (66 rue de Rennes) inaugurée par Edouard Herriot, ministre de l’instruction publique et des Beaux-arts. Les artistes donateurs ont autorisé la vente de leurs œuvres à des prix très inférieurs à leurs prix habituels. On pouvait trouver des œuvres de Charles Léandre, Maurice Chabas, Edmond Aman-Jean, Henri Martin, Paul Signac, Albert Marquet, Suzanne Valadon, Tsugouharu Foujita, Maurice Utrillo, Camille Pissaro, …

L’idée vient aussi d’organiser, aux bénéfices de l’association, des soirées dansantes déguisées où le tout Paris peut côtoyer les artistes. La réalisation des affiches de ces événements est confiée à un artiste différent tous les ans.

Quelques affiches du bal organisé par l’Aide amicale aux artistes (AAAA) réalisées par les artistes eux-mêmes : Othon Friesz (1923), Marie Vassilieff (1924), Maurice Utrillo (1925), Tsugouharu Foujita (1926), Suzanne Valadon (1927), de gauche à droite.

Petite anecdote en passant : la compagnie du métropolitain Nord-Sud a refusé d’accorder l’autorisation d’afficher sur ses quais l’affiche créée par Foujita pour la 4e édition du bal de l’AAAA au motif qu’elle était jugée licencieuse. (source : La Presse du 25 avril 1926).

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Malheureusement l’AAAA ne survit pas au décès de Rachel Kahn survenu le 29 septembre 1933. Personne n’aura la force et la volonté de reprendre le flambeau.

La philanthrope est inhumée au cimetière du Montparnasse (30e division) (photo : Les Montparnos, avril 2023)

L’Aide amicale aux artistes (AAAA) – 82 rue Vaneau – Paris 7e arr.

Le cercle François Villon

Sur le modèle du Cercle Ronsard, à Montmartre, le Cercle François Villon (du nom d’un poète de la fin du Moyen-âge) est inauguré rive gauche en mai 1933, par un déjeuner présidé par M. Charléty, recteur de l’Université de Paris, représentant le ministre de l’éducation nationale. Il est situé dans les locaux offerts par Raoul Dautry, président des Chemins de fer de l’Ouest. Le Cercle vient journellement au secours des intellectuels et des artistes victimes de la crise et met à leur disposition un restaurant où sont servis de 12h30 à 13h30 des déjeuner comprenant : potage ou hors-d’œuvre, viande ou poisson, légumes, fromage ou dessert, vin ou café, pain à discrétion et de 17h30 à 19h30, des goûters : café au lait ou chocolat, beurre, pain à discrétion. Le restaurant n’est pas tout à fait gratuit, mais presque. Le prix du déjeuner est de 3 francs et peut être réduit à 2 F. Le prix du goûter est de 1 F. Et quelques repas sont même servis gratuitement. A la fin de la première semaine de fonctionnement le Cercle a servi déjà plus de 250 repas par jour. Il y a aussi une salle de lecture, une bibliothèque, un vestiaire et des consultations médicales.

Le cercle est financé en partie par une subvention du département de la Seine. On peut d’ailleurs lire dans le bulletin municipal officiel de la Ville de Paris du 13 décembre 1933 : « Les cercles dont on parle ont pour clients des artistes pauvres et des intellectuels qui sont souvent d’une grande valeur, nous devons leur tendre une main fraternelle et Paris, la ville des arts et de l’intelligence doit se pencher sur leur sort avec une secourable compréhension. » Le reste vient de financement privé (dons, fêtes et ventes de charité). Ainsi, les artistes eux-mêmes viennent au secours des artistes en reversant les bénéfices d’un concert, d’une vente de tableaux, de sculptures, de céramiques ou de manuscrits.

Cercle François Villon – 43 bis boulevard de Vaugirard – Paris 15e arr.

Le foyer des artistes

En 1946, Marc Vaux, le photographe des peintres de Montparnasse depuis près d’un demi-siècle, fonde le Foyer des artistes, installé sur le boulevard du Montparnasse, près de l’église Notre-Dame-des-champs. La vocation du Foyer est double : offrir le couvert à des prix très modiques et permettre aux jeunes artistes d’exposer à peu de frais.

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Association sans but lucratif (loi de 1901), le Foyer sert chaque jour six cents repas à environ 5 francs, mais on peut y déjeuner ou y dîner pour une somme plus modeste encore : le plat du jour coûte entre 2,10 et 2,90 francs. La carte d’adhérent (2 francs de droit d’inscription) est délivrée à tous ceux qui justifient de leur qualité d’artiste (arts graphiques, cinéma, théâtre). La sélection est assez souple et le Foyer ne répugne pas à rendre service. Depuis sa création, vingt mille cartes d’adhérent ont été délivrées.

A partir de 1958, le foyer des artistes s’agrandit. La façade sur le boulevard du Montparnasse devient une salle d’exposition à part entière et le restaurant du Foyer (80 places) prend la place du magasin Surcouf à l’angle de la rue du Montparnasse et du Boulevard du même nom.

Dans la salle d’exposition, les toiles sont renouvelées tous les quinze jours ; c’est donc quatre mille expositions qui y ont été présentées depuis 1946. La participation des exposants aux frais se limite à 800 francs.

Malheureusement la spéculation immobilière de la fin des années 1960 aura raison du Foyer des artistes du boulevard Montparnasse qui fermera ses portes en mai 1970. Marc Vaux, son fondateur, ne lui survivra pas très longtemps puisqu’il décèdera le 25 février 1971.

De nos jours à l’emplacement du Foyer des artistes on trouve un magasin d’accessoire de maison à la place de la salle d’exposition et une banque à la place du restaurant des artistes. Tout un symbole ! (photo : Les Montparnos, mai 1921)

Le foyer des artistes – 89 boulevard du Montparnasse – Paris 6e arr.


Les sources pour cet articles : entrefilet dans le Journal des débats politiques et littéraires (3 mars 1919, p. 3), « Le bal de l’AAAA » (Comœdia, 6 mai 1923), « La femme nue, l’arlequin et le Nord-Sud » (La Presse, 25 avril 1926), « L’aide amicale aux artistes » (La Rumeur, 8 mars 1928), Ça et là (Aux écoutes, 10 mars 1928), « Libion Vainqueur » par André Salmon (Paris Montparnasse n°9, 15 octobre 1929, p. 3-5), « Le Cercle François Villon a été inauguré hier » (Le Matin, 9 mai 1933), « Aide aux artistes » (La Mode illustrée, n° 33, 13 août 1933), « L’aide aux intellectuels et aux artistes« , communication de M. le compte Marquiset de Laumont (Bulletin de l’Office central des œuvres de bienfaisance, Conseil du 21 avril 1934), « Cercle François Villon pour les travailleurs intellectuels et les artistes » (Le Cétéiste, juin 1934), « Le Foyer des artistes de Montparnasse cherche un toit » par Pierre Trey (Le Monde, 8 juillet 1966), « La fin du Foyer des artistes » (Le Monde, 30 mai 1970), « Vais-je être obligée de coucher sous les ponts ? Pas tout à fait… » dans « Souvenirs retrouvés » par Kiki (éd. José Corti, 2005, p. 123-128), « Zamaron, un flic ami des peintres de Montparnasse » par Olivier Philippe (éd. Arcadia, 2007), Mémoire de Émeline Caulle en master d’Arts (juillet 2014, p. 108), « Une journée avec Marie Vassilieff » par la Fondation des Artistes (éd. Bernard Chauveau, 2019), le podcast « Les grandes dames de l’art – Marie Vassilieff » de Fanny Michaëlis (Aware, mars 2022).

Les expositions de la rentrée 2023

Retrouvez les expositions de l’automne 2023 qui se déroulent à Montparnasse ou qui mettent en avant les Montparnos.

Gertrude Stein et Pablo Picasso

Gertrude Stein (1874-1946), une immigrée juive américaine, à la fois écrivaine, poète et esthète, s’installe à Paris (rue Fleurus, 6e arr.) dès 1903 peu après l’arrivée de Picasso, alors jeune artiste. Leur position d’étrangers et leur marginalité fondent leur appartenance à la bohème parisienne et leur liberté artistique. Leur amitié s’est cristallisée autour de leur travail respectif, fondateur du cubisme et des avant-gardes picturales et littéraires du XXe siècle. Leur postérité est immense.

Musée du Luxembourg – 13 sept. 2023 > 28 janv. 2024 – 19 rue de Vaugirard, Paris 6e arr. – site

Amedeo Modigliani, un peintre et son marchand

Plus d’un siècle après la rencontre entre les deux hommes en 1914, cette exposition se propose de revenir sur l’un des moments emblématiques de la vie d’Amedeo Modigliani, celui où Paul Guillaume devient son marchand. Elle s’attachera à explorer la manière dont les liens entre les deux personnages peuvent éclairer la carrière de l’artiste.

Musée de l’Orangerie – 20 sept. 2023 > 15 janvier 2024 – Jardin des Tuileries, Place de la Concorde, Paris 1er arr.- site

Chagall à l’œuvre

L’exposition réunit un ensemble d’œuvres entrées en collection en 2022 grâce à la générosité de Bella et Meret Meyer. Cent-vingt-sept dessins, cinq céramiques et sept sculptures de Marc Chagall sont venus enrichir la collection du Centre Pompidou, l’une des plus représentatives et des plus importantes de l’œuvre de l’artiste, surtout pour les œuvres d’avant-guerre.

Centre Pompidou – 4 oct. 2023 > 26 fév. 2024 – Place Georges-Pompidou, Paris 4e arr. – site

Alberto Giacometti. Le nez

L’Institut Giacometti présente une exposition inédite qui réunit toutes les versions du Nez, œuvre retravaillée pendant plusieurs années par Alberto Giacometti. L’une d’entre elles, trop fragile pour être déplacée, sera présentée grâce à un dispositif virtuel, introduisant une forme de médiation expérimentale.

Fondation Giacometti – 7 oct. 2023 > 7 janv. 2024 – 5, rue Victor Schœlcher, Paris 14e arr. – site

Viva Varda !

Photographe, cinéaste et plasticienne, Agnès Varda a déployé sur 70 ans une œuvre personnelle et fondamentalement ancrée dans le temps. Précurseuse de la Nouvelle Vague, elle est l’une des rares femmes de sa génération à avoir fait carrière en tant que réalisatrice. Sa filmographie compte plus de quarante courts et longs métrages naviguant entre fiction et documentaire, dont les incontournables Cléo de 5 à 7 (1962), Sans toit ni loi (1985) et Les Glaneurs et la Glaneuse (2000). Globe-trotteuse et artiste de conviction, Varda témoigne aussi d’une grande attention aux bouleversements sociaux. Jalonnée de photographies, costumes, archives et installations, l’exposition montrera comme son œuvre polymorphe, traversée par les thèmes du féminisme, de l’écologie et de la marginalité, est aujourd’hui d’une grande actualité.

Cinémathèque française – 11 oct. 2023 > 28 janv. 2024 – 51 rue de Bercy, Paris 12e arr. – site

Le Paris de la modernité (1905-1925)

Tout au long du premier quart du XXe siècle, Paris continue plus que jamais d’attirer les artistes venus du monde entier et constitue le foyer d’un formidable rayonnement culturel. Paris est au cœur de l’innovation et de « ce qui se fait ». L’exposition illustrera comment Paris a réussi une fois de plus à maintenir cette position dans les premières décennies du XXe siècle en dépit de la recomposition de l’échiquier international.

Petit Palais – 14 nov. 2023 > 14 avril 2024 – Av. Winston Churchill, Paris 8e arr. – site

Chana Orloff, sculpter l’époque

Le musée Zadkine présente la première exposition parisienne monographique dédiée à Chana Orloff, depuis 1971. Rassemblant une centaine d’œuvres, elle invite à (re)découvrir une artiste remarquablement célébrée de son vivant mais injustement méconnue aujourd’hui, dont l’œuvre est pourtant bien représentée dans les collections françaises et internationales.

Musée Zadkine – 15 nov. 2023 > 31 mars 2024 – 100 bis, rue d’Assas, Paris 6e arr. – site

Si vous avez repéré d’autres expositions dans les musées du quartier Montparnasse ou mettant en avant l’histoire et les personnalités du quartier, indiquez-les en commentaires.