« Noire et blanche », photographie réalisée en 1926 par Man Ray et mettant en scène Kiki et un masque Baoulé (source : exposition « Man Ray » au Musée du Luxembourg, 2020).
Il est délicat de dresser, sans trahir et en quelques archives, le portrait de cette femme émancipée aux mille facettes. Née le 2 octobre 1901, Alice Ernestine Prin, plus connue sous le nom de Kiki de Montparnasse, a grandi auprès de sa grand-mère maternelle, dans la maison du 9 rue de la Charme à Châtillon-sur-Seine, en Bourgogne. Dans ses mémoires, elle raconte qu’à 12 ans sa mère la fait venir à Paris :
« C’est pas qu’on pense à me faire donner beaucoup d’instruction, mais comme je dois apprendre le métier de lino-typo, il faut que je sache à peu près mon orthographe« .
Kiki, « Souvenirs retrouvés »
Elle habite avec sa mère au 12 rue Dulac dans le 15e arr. (l’immeuble n’existe plus) et va à l’école communale rue de Vaugirard.
Lorsque le 3 août 1914, la guerre est déclarée entre la France et l’Allemagne, Alice n’a pas encore 13 ans. Elle doit exercer différents métiers pour gagner sa croute. Elle sera successivement brocheuse, fleuriste, laveuse de bouteilles chez Félix Potin, visseuse d’ailes d’avion, bonne chez une boulangère. Se révoltant contre les mauvais traitements qu’elle subit chez cette dernière, elle est renvoyée. Pour gagner de quoi vivre, elle devient modèle, posant nue chez un sculpteur. Lorsque sa mère le découvre, elle la chasse de chez elle, en plein hiver 1917. S’en suit une période très difficile de bohème durant laquelle elle atterrit à Montparnasse et est recueillie par le peintre Chaïm Soutine (1893/4-1943).
Il ne pouvait être que poète, peintre ou théâtreux. En dehors de ces trois professions, je n’admettais aucun autre mortel.
Kiki, « Souvenirs retrouvés »
Kiki, modèle
Véritable icône de l’art moderne, Kiki a posé pour les plus grands et a maintes fois été représentée en peinture, photo, dessin ou sculpture. Elle tient d’ailleurs son surnom, Kiki, de Moïse Kisling (1891-1953) avec qui elle travaillait très souvent comme modèle.
En 1922 au Salon d’automne, le tableau « Nu couché à la toile de Jouy » est remarqué. S’inspirant librement de la Grande odalisque (1814) d’Ingres et de l’Olympia (1865) de Manet, ce tableau est l’un des premiers tableaux de nus d’après modèle vivant de Foujita. Et le modèle en l’occurrence est Kiki.
En mai 1929, Alexander Calder (1898-1976) accueille une équipe de Pathé cinéma, venue le filmer dans son atelier parisien de la rue Cels (14e arr.). Elle tourne la réalisation en direct du premier portrait en fil de fer de Kiki de Montparnasse, qui pose face à l’artiste. On peut voir ces images dans la vidéo ci-dessous. Dans son autobiographie, l’artiste dit de Kiki : « Elle avait un nez merveilleux qui semblait s’élancer dans l’espace ».
On sait que Kiki n’a jamais posé pour Pablo Gargallo (1881-1934), bien que contemporain, mais cela n’a pas empêché le sculpteur espagnol de lui consacrer une de ses œuvres.
Les amours de Kiki
Pour autant qu’on sache, Maurice Mendjizky (1890-1951), peintre juif polonais, est l’un des premiers avec qui Kiki se met en ménage. Ils vécurent ensemble trois ans jusqu’à leur rupture en 1922 et le départ de Mendjisky pour Saint-Paul-de-Vence.
Avec Man Ray (1890-1976), ils se rencontrent vers 1921, lorsque le photographe débarque à Paris. Elle sera le modèle de ses photographies, films et peintures les plus emblématiques, comme pour « Le violon d’Ingres » en 1924 (photo ci-contre).
En 1929, Kiki devient la maitresse du journaliste Henri Broca (18..- 1935) fondateur de la revue Paris-Montparnasse, dans laquelle paraissent les premiers chapitres des souvenirs de Kiki et qui sombrera dans la folie.
En 1936, Kiki ouvre son propre établissement L’Oasis qui deviendra Chez Kiki, rue Vavin (6e arr.). André Laroque, pianiste et accordéoniste de ce cabaret devient son nouvel amant.
André Laroque et Kiki en 1932 (photo : Man Ray)
Kiki, peintre
Kiki de Montparnasse en 1926
Kiki côtoie de très nombreux artistes, notamment des peintres aux styles très différents, et se met elle-même à la peinture.
Du 25 mars au 9 avril 1927, Kiki expose vingt-sept de ses toiles à la galerie Au sacre du printemps (5 rue du Cherche midi, 6e arr.).
La presse de l’époque se fait l’écho de cet événement. Dans Le Soir du 26 mars 1927, on peut lire sous la plume de Pierre Loiselet « ses peintures sont pleines de paix, de joie tranquille […] le plus joli, c’est que ces belles peintures ont déjà séduit des amateurs« . The Chicago Tribune and the Daily News, New York du 27 mars 1927 décrit ainsi le travail de Kiki : « Les images de Kiki sont l’œuvre d’un enfant dont les yeux sont saisis par les couleurs vives et la disposition des objets. Qu’elle ait vu beaucoup de peintures modernes est évident, mais sa propre expression n’est pas entravée par la connaissance technique ou l’imitation […]. La simplicité absolue du résultat reflète une naïveté que l’on ne trouve que rarement aujourd’hui […]. ». Comœdia trouve que « la peinture est amusante comme Kiki elle-même » (29 mars 1927).
Kiki, écrivain
L’année 1929 marque l’apogée de la carrière de Kiki. A 28 ans, elle se lance dans l’écriture de ses mémoires (Kiki, Souvenirs) sous l’impulsion d’Henri Broca, follement amoureux d’elle. Les premiers feuillets paraissent dans la revue Paris-Montparnasse en avril 1929 et dans le numéro de mai, le lecteur est invité à pré-acheter pour 100 francs les mémoires de Kiki en format de luxe, tiré à 250 exemplaires numérotés sur papier couché mat des papeteries Breton, ou en édition courante pour 25 francs.
Le journal Comœdia annonce que Kiki signera ses mémoires au Falstaff, 42 rue du Montparnasse, le mardi 25 juin 1929 à 21h.
Elle parle dru, elle écrit de même. Par petites phrases courtes, incisives, tranchantes, – et si attendrie, parfois, – elle épingle sur chaque personnalité connue un mot, un qualificatif, une anecdote, et nous apprenons plus ainsi sur Foujita, Kisling et quelques autres, que ne pourraient le faire des volumes sur chacun d’eux.
L’intransigeant, 17 juillet 1929
C’est aussi dans la revue Paris-Montparnasse d’août 1929 que Henri Broca publie les commentaires élogieux de la presse internationale sur les mémoires de Kiki.
Dans le Carnet du lecteur du Figaro (9 octobre 1929), Jean Fréteval écrit : « C’est un document, il brave l’honnêteté. On y trouve même de piquantes anecdotes sur des peintres en renom. […] Dissimulerons-nous que sous cette gouaillerie de la misère et de la galanterie, des pages nous ont serré le cœur ? ».
A l’occasion d’une nouvelle séance de dédicace, The Chicago Tribune and the Daily News, New York (28 octobre 1929) raconte : « La queue s’est formée dès 9 heures à l’extérieur d’une librairie du boulevard Raspail. Quand la nouvelle s’est répandue que pour 30 francs, on pouvait obtenir une copie des Mémoires de Kiki, son autographe et un baiser, les hommes oublient leurs demis, leur rendez-vous et leur dignité, et se précipitent jusque-là ».
Devant le succès, Samuel Putman décide de traduire le livre en anglais (Kiki’s memoirs). L’introduction est faite par deux de ses amis proches, Foujita et Hemingway, mais le livre est interdit aux États-Unis en raison de certaines anecdotes jugées scabreuses.
Suite à la censure le texte a été réédité sous le manteau et sous un autre titre (The Education of a French Model) par Samuel Roth.
Kiki, reine de Montparnasse
Le 30 mai 1929, la revue Paris-Montparnasse organise à Bobino sous la présidence du sous-secrétaire d’état aux Beaux-Arts, un gala de bienfaisance pour la création d’une caisse de secours alimentaires aux artistes. A la fin du spectacle, Kiki est proclamée Reine de Montparnasse et la soirée s’achève par un diner amical à La Coupole.
Kiki après son élection comme Reine de Montparnasse (photo : Mécano – source : Paris-Montparnasse, mai 1929)
Ce dessin de Fabrès, paru plusieurs mois après l’élection, représente Kiki en reine de Montparnasse. On reconnait bien son profil.
Kiki, chanteuse et danseuse de cabaret
Kiki pousse régulièrement la chansonnette au Jockey, et contribue au succès du cabaret. Comme elle n’est pas payée, elle fait tourner un chapeau et récupère jusqu’à 400 francs par soir. Le propriétaire voyant l’argent lui échapper, décide de prélever un pourcentage sur ses gains.
Pour parer aux frais médicaux de sa mère malade, Kiki a besoin de trouver des cachets. Elle fait le tour des boîtes de nuits où elle chante et danse. Le 14 novembre 1930, elle débute au Concert Mayol (10, rue de l’Échiquier, 10e arr.), dans la revue Le Nu sonore.
Témoignages de Pierre Hiegel, Thérèse Treize, Youki Desnos, Man Ray, Leopold Levy, Pierre Brasseur et Emile Savitry sur Kiki de Montparnasse, le célèbre modèle des années vingt mais aussi chanteuse de music-hall, extrait du documentaire « Les heures chaudes de Montparnasse » (source : INA.fr).
En janvier 1931, elle chante à La Jungle (127 bd du Montparnasse, 6e arr.), en 1932 à L’Escale. La même année, elle a un engagement à Berlin. En 1936, elle chante Nini peau d’chien au Noël 1900 présenté au Moulin de la Galette. Elle chante aussi dans le célèbre cabaret de la rue de Penthièvre, Le Bœuf sur le toit, lieu où Man Ray expose ses photographies.
De janvier 1935 à janvier 1937, elle chante régulièrement au Cabaret des fleurs au 47, rue du Montparnasse (14e arr.).
Si vous voulez entendre la voix de Kiki voici deux chansons trouvées en ligne : A Paimpol et Là haut sur la butte, et quelques autres par ici. Si vous connaissez d’autres enregistrements, n’hésitez pas à les indiquer en commentaire.
Kiki, actrice
En plus d’être modèle, Kiki a participé en tant qu’actrice à une douzaine de films et courts-métrages, parfois expérimentaux, comme le « Ballet mécanique » (1924) de Fernand Léger ou « Étoile de mer » (1928) de Man Ray. Sa renommée est telle qu’on lui demande souvent de jouer son propre rôle, comme dans « L’inhumaine » (1924) de Marcel L’Herbier ou « La galerie des monstres » (1924) de Jaque Catelain.
Elle apparait aussi dans Le Retour à la raison (1923) de Man Ray, Entr’acte (1924) de René Clair, Emak Bakia (1926) de Man Ray, Paris express / Souvenirs de Paris (1928) de Pierre Prévert et Marcel Duhamel, Le Capitaine jaune (1930) de Anders Wilhelm Sandberg, Cette vieille canaille (1933) de Anatole Litvak et Iris perdue et retrouvée (1934) de Louis Gasnier, dans lequel elle joue son propre rôle dans un grand café de Montparnasse.
Kiki à l’étranger
Kiki aura passé le plus clair de son temps en France, entre sa Bourgogne natale et Montparnasse avec quelques incursions dans le sud. Elle a pourtant quitté le territoire au moins deux fois : en 1923 pour aller tenter sa chance aux États-Unis où elle ne resta que 3 mois et à Berlin en 1932 pour un engagement.
Loin d’être oubliée, la renommée de Kiki a dépassé les frontières et en 2006 je suis tombée sur une enseigne à son nom dans le quartier de Soho à New York. Il s’agissait d’un magasin de lingerie, mélangeant luxe et décadence.
La disparition
Les années difficiles, l’alcool et la drogue auront eu raison de Kiki qui décède le 23 mars 1953 à l’hôpital Laennec (42 rue de Sèvres, 7e arr.), alors qu’elle n’a pas 53 ans. Elle est inhumée au cimetière parisien de Thiais, celui des indigents. Il se raconte que tous les cafés de Montparnasse ont envoyé une couronne de fleurs, mais que seul Foujita était dans le cortège. Sur sa tombe, reprise le 2 février 1974, on pouvait lire « Kiki, 1901-1953, chanteuse, actrice, peintre, Reine de Montparnasse« .
Kiki autrement…
Kiki est à l’honneur dans « Kiki de Montparnasse » (2007), un roman graphique de Catel & Bocquet édité par Casterman et dans un court-métrage d’animation « Mademoiselle Kiki et les Montparnos » (2012) réalisé par Amélie Harrault et qui a reçu le César du meilleur court métrage d’animation en 2014.
Mes sources pour cet article : la revue « Paris-Montparnasse » n°3 (15 avril 1929), n°4 (15 mai 1929), n°5 (15 juin 1929), n°6 (15 juillet 1929), « Music-hall d’amateurs et music-hall professionnel » (La Volonté, 3 juin 1929), « Je vous emmène chez Kiki » (L’intransigeant, 10 octobre 1929) « Montparnasse, carrefour du monde » article de Xavier de Hauteclocque (Le Petit Journal, 24 décembre 1929), « Kiki de Montparnasse sous les sunlights » (Pour vous, 26 décembre 1929), « Souvenirs retrouvés » (1938) de Kiki de Montparnasse, « Kiki de Montparnasse est morte » (Le Monde, 25 mars 1953), « Kiki, reine de Montparnasse » (1988) de Lou Mollgaard, « Kiki de Montparnasse débarque aux enchères ! » (Le Parisien, 19 février 2018), l’article « Kiki, reine des Montparnos » (6 mars 2020, Connaissance des arts), Wikipedia, les blogs « Le Montparnasse de Kiki et Mememad« , « Mieux vaut art que jamais« , « La muse Kiki de Montparnasse », la balade bohème sur les pas de Kiki de Montparnasse.
Retrouvez de nombreuses photos de Kiki sur le site du Centre Pompidou, sur Pinterest et sur ce blog.